Au collège et au lycée, en principe, on reçoit des cours d'éducation civique. Bon, des fois, le prof d'histoire-géo en charge de cet enseignement en profite pour boucler le programme de sa propre matière. Des fois, il sait pas lui-même à quoi sert cette matière, alors il fait regarder des films. Mais quand même, des fois, les élèves reçoivent de vrais cours d'éducation civique. Où ils apprennent, par exemple, que le Parlement vote les lois.

Mais ces cours, c'est de la merde. Parce qu'on apprend des tas de trucs qui ne servent strictement à rien, comme le fait qu'il faut avoir au minimum 24 ans pour être élu sénateur : sérieusement, quel pourcentage de la population collégienne sera assez célèbre politiquement avant ses 24 ans pour briguer un mandat de sénateur ? Parce qu'en revanche, après sept ans d'éducation civique, la plupart des élèves ignore ce qu'est une commission parlementaire, n'a jamais entendu parler de question écrite au Gouvernement, est bien incapable d'expliquer la différence entre une loi et un décret, et si elle connait le « 49-3 », c'est par les manifs lycéennes. Et au passage, elle s'imagine que l'adoption forcée de la loi est sans contrepartie...

Résultat, on se retrouve avec des gens qui ont le droit de vote, mais ne savent même pas quels sont les pouvoirs qu'ils accordent aux candidats qu'ils élisent. Des gens qui ont peur de la loi mais n'ont jamais ouvert un Journal Officiel de leur vie. Des gens qui viennent gueuler contre tous ces salauds de fonctionnaires de la Sécu. Manque de bol, y'a pas de fonctionnaire à la Sécu... Alors comme je suis moi aussi un fainéant d'agent de l'État, je vais vous expliquer un peu qui sont les fonctionnaires, comment ils travaillent, quel est leur mode de reprod... non ça on le laissera de côté.

Sauf que pour comprendre les fonctionnaires, il ne suffit pas de faire un comparatif avec les travailleurs du privé, ce serait passer totalement à côté des différences principales. C'est pourquoi, avant toute chose, je vais vous expliquer l'État c'est quoi.

L'État souverain et ses nombreuses subdivisions absconses

La France est ce qu'on appelle un État de droit. Ça veut dire qu'il existe une pyramide de règles, les règles de niveau inférieur devant obéir aux règles de niveau supérieur, et que chaque organisme public doit être créé et défini par une de ces règles. La règle suprême, au-dessus de toutes les autres, s'appelle la Constitution. Elle crée l'État souverain de France et en définit les différentes composantes, leurs relations entre elles et leurs pouvoirs respectifs. Si on schématise, c'est l'équivalent des statuts d'une association.

Même pour ceux qui regardaient La grande vadrouille en éducation civique, il y a une chose dont vous avez au moins entendu parler en cours de philo : la séparation des pouvoirs. L'idée, c'est que si une même personne ou un même groupe de personnes a tous les pouvoirs sans exception, ça risque de merder sec question « agir pour le bien commun ». Ce qui explique notre situation politique déplaisante : ceux qui votent les lois et ceux qui les appliquent appartiennent au même milieu social restreint. Mais foin d'insinuations anarchisantes, et concentrons-nous sur les aspects strictement légaux !

Les institutions nationales strictement françaises — parce que la Constitution traite aussi de l'Union Européenne — se divisent grosso modo en trois blocs : le bloc législatif, le bloc judiciaire et le bloc exécutif. Mais évidemment, ce n'est jamais aussi simple. Il y a aussi les collectivités territoriales — pour filer la métaphore associative, ce sont les fédés locales — les collectivités d'Outre-Mer — dont je ne parlerai pas, car ça deviendrait vraiment trop compliqué — et aussi tous les trucs bizarroïdes avec des statuts différents, comme les établissements publics et autres.

Le bloc législatif

Sa fonction principale est de voter la loi. Il est composé d'une part du Parlement, d'autre part du Conseil Constitutionnel. Le Parlement est divisé entre le Sénat et l'Assemblée Nationale. Fondamentalement, il y a peu de différences entre les deux, la plus importante étant que l'Assemblée Nationale peut être dissoute par le Président de la République, mais pas le Sénat. En termes plus abstraits, ça veut dire que le bloc exécutif ne peut jamais mettre hors-jeu la totalité du bloc législatif. Remarquez d'ailleurs que, lorsqu'il faut mettre à la porte la moitié de la représentation nationale, c'est la moitié qui est élue directement par le peuple dont on se débarrasse : c'est assez instructif...

Le Parlement est composé de députés et de sénateurs, élus directement ou indirectement, et ce sont eux qui votent effectivement les lois. Mais autour de ces braves gens gravite une cohorte d'employés parlementaires, qui font une bonne partie du boulot des députés et sénateurs, et sont rémunérés par eux : les propositions de loi et les rapports parlementaires sont généralement rédigés par ces petites mains, le représentant national ne venant y mettre que la dernière touche et sa signature.

Le Parlement a uniquement le droit de toucher à deux types de règles : la loi, selon des procédures diverses en fonction du type de loi et que je ne détaillerai pas, et la Constitution elle-même, au cours d'une cérémonie dispendieuse et parfaitement artificielle. En effet, pour pouvoir modifier la Constitution, le Président doit convoquer le Parlement en Congrès — ça veut dire que les sénateurs et les députés sont physiquement regroupés dans une salle plus grande que leurs palais habituels — puis leur soumettre un projet de loi constitutionnelle, qui doit alors être adoptée en l'état ou refusée en bloc ; il n'y a pas d'amendement possible. En clair, beaucoup d'argent dépensé pour pas grand chose...

Mais le Parlement ne se cantonne pas au rôle législatif. Il a également une mission de contrôle vis-à-vis de l'exécutif, qui prend plusieurs formes. Soit les motions de censure ou de confiance, qui permettent de dire au Gouvernement respectivement « casse-toi tu pues » ou « je te kiffe ton boule, continue le bon boulot » à titre collectif, soit les enquêtes parlementaires, questions au Gouvernement etc. qui permettent à chaque parlementaire de contrôler l'exécutif à titre individuel. Il existe également une procédure très particulière où le Parlement se réunit en Haute Cour, un tribunal pour certaines personnes qui ne peuvent passer devant un tribunal ordinaire, genre le Président de la République, et a donc un pouvoir judiciaire.

Quant au Conseil Constitutionnel, il contrôle le Parlement, en vérifiant que les lois qu'il vote sont conformes aux règles de niveau supérieur, c'est à dire essentiellement la Constitution. Cela dit, il ne le fait pas pour toutes les lois, mais uniquement quand suffisamment de parlementaires le réclament. Depuis peu, il a aussi une fonction dans la procédure judiciaire, à cause de la Question Préliminaire de Constitutionnalité : au cours d'un procès, avant que le juge ne fasse appliquer une loi, une des parties en présence peut demander au Conseil Constitutionnel de vérifier que cette dite loi est en accord avec la Constitution.

Je crois que vous commencez à comprendre à quel point c'est un beau merdier : la séparation stricte des pouvoirs, on connaît pas chez nous. Attendez de voir la suite !

Le bloc judiciaire

Je ne m'attarde pas sur celui-là. Son rôle est de faire appliquer les règles, lorsque deux personnes ne sont pas d'accord sur le sens à leur donner. Cela peut être une affaire de bornage de terrain, où deux voisins se querellent sur la distance qu'il doit y avoir entre la limite de parcelle et la haie, rapport au fait qu'on est en montagne et qu'il y a des dispositions particulières, etc. Cela peut aussi être Émile Louis qui n'est pas d'accord avec l'État sur la manière de comprendre l'interdiction de violer des petites filles.

Son unique rôle est bel est bien de faire appliquer les règles en vigueur : d'autres que moi sauront vous en parler plus en détail. Cependant, la pratique est plus complexe que cela. D'une part, la législation ne pense pas à tout, ne définit pas chaque cas de figure possible et imaginable, surtout sur des sujets où la limite entre « bien » et « mal » est difficile à définir. Ce sont ce que l'on appelle les zones grises de la législation. Et les juges sont chargés de trancher au cas par cas, lors de la mise en pratique des dispositions votées. Petit à petit, à mesure que de plus en plus de cas sont traités, se dégagent des tendances générales : on appelle cela la jurisprudence et elle a une valeur supérieure aux règlements (cf. encart). En d'autres termes, les juges participent à l'affinement de la législation et ont donc un petit pouvoir législatif.

Ça va même plus loin. Les juges ne sont pas autorisés à punir plus que ce qui est prescrit dans la loi, mais ils peuvent en revanche punir moins, s'ils estiment que les circonstances particulières l'exigent. Si bien que si, à la longue, il s'avère que la plupart des juges arrêtent de punir une infraction donnée, le pouvoir législatif finira généralement par changer la loi pour prendre en compte cet état de fait. C'est de cette manière que la peine de mort a fini par être supprimée : cela faisait bien longtemps que plus personne n'était condamné à mort. Par ailleurs, le Conseil d'État est un organe bâtard. Son rôle premier est celui de cour suprême de la juridiction administrative, un tribunal donc, mais il est également chargé d'aider le Gouvernement à rédiger ses projets de loi et de décret en s'assurant que le texte dit bien ce que le Gouvernement veut dire. En cela, il participe donc du pouvoir législatif.

Pour finir, le bloc judiciaire est composé exclusivement de magistrats. Ces personnels ont un statut à part, avec notamment beaucoup d'autonomie pour les magistrats du siège tant dans l'exercice de leurs pouvoirs que dans leurs mutations.

Le bloc exécutif

Celui qui m'intéresse le plus ici. C'est aussi le plus complexe et le plus polymorphe des trois. Son rôle est de faire appliquer les règles dans les conditions habituelles, c'est à dire sans conflit. Au sommet de l'ensemble, se trouve le Président de la République, alias le grand manitou. Il dispose de pas mal de pouvoirs propres, généralement liés à l'exécutif, mais également celui de dissoudre l'Assemblée, ce qui touche au législatif.

Immédiatement en dessous, on trouve le Gouvernement, composé de ministres, sous-ministres et secrétaires d'État — secrétaires qui sont sous les ministres, si vous suivez bien, hrum... — le tout dirigé par le Premier Ministre. Comprendre la différence entre les deux n'est pas évident. En principe, le Président ordonne une politique générale et le Premier Ministre répartit entre ses ministres les actions à mener pour aboutir à la réalisation de cette politique générale. Évidemment, quand un Président intervient en personne pour exiger le retour de telle ou telle famille rom, on peine à percevoir la répartition des rôles, mais je m'égare encore.

Enfin, à l'échelon encore inférieur, se trouve un merdier sans nom composé d'administrations centrales (les ministères), de services à compétence nationale et de services déconcentrés. Pour faire simple, chaque administration centrale a le pouvoir hiérarchique sur un certain nombre de services. Chacun de ces services a un territoire sur lequel il exerce ses compétences. Si ce territoire correspond au pays entier, c'est un service à compétence nationale : par exemple, les Archives Nationales sont un SCN dépendant du ministère de la Culture. Si ce territoire ne correspond qu'à une portion du pays, alors c'est un service déconcentré : par exemple, les préfectures sont des SD du ministère de l'Intérieur et feu les DDE étaient des SD du ministère de l'Équipement.

Vous trouvez que c'est compliqué ? Je ne vais pas vous parler des services interministériels ni du Secrétariat Général du Gouvernement, alors...

Les collectivités territoriales

Pour gérer le territoire à un niveau plus local, en plus des services déconcentrés, il y a d'autres entités publiques, appelées collectivités territoriales. Celles-ci reproduisent à un niveau local une partie des institutions nationales, mais sans bloc judiciaire, et avec une distinction entre bloc législatif et bloc exécutif carrément plus floue. Ainsi, chaque collectivité territoriale (commune, département, région) est dotée d'un conseil élu, qui vote des délibérations, équivalents locaux des lois. Par ailleurs, elle dispose d'un certain nombre d'agents chargés d'exécuter ces délibérations, ce qui constitue une sorte de bloc exécutif. Là où ça devient flou, c'est que le président du conseil territorial est également le sommet de la pyramide du bloc exécutif correspondant, et que par ailleurs il peut déléguer une partie de ses missions exécutives à d'autres membres de son conseil, qui ont donc le pouvoir législatif. Là où ça devient vraiment flou, c'est dans les communes : le maire est aussi pour une partie de ses missions un agent de l'État, et donc certains services municipaux sont en réalité des services déconcentrés.

Attention, cependant. Les collectivités territoriales ne peuvent pas faire n'importe quoi. Il y a des lois, qui autorisent les collectivités territoriales à décider par elles-mêmes sur certains sujets, mais uniquement sur ces sujets et sans contrevenir aux autres lois et règlements. C'est pourquoi, chaque fois qu'une collectivité territoriale prend une délibération ou que son président prend un arrêté, la préfecture vérifie que ces décisions sont prises en conformité avec la loi nationale.

Pour résumer : la déconcentration, c'est l'État qui décide de sa politique sur chaque territoire au cas par cas, la décentralisation, c'est l'État qui laisse les collectivités territoriales décider de sa politique, sous certaines conditions.

Tenez bon, on touche au but.

Les établissements publics et autres saletés

Parce que oui, c'était encore trop simple. L'État et les collectivités territoriales peuvent rendre indépendante une partie de leurs missions, tout en gardant plus ou moins de contrôle dessus. C'est à cela que servent les établissement publics, les autorités administratives indépendantes et les entreprises publiques. On ne s'affole pas, on garde son calme et on continue à lire : je vais vous expliquer comment distinguer les uns des autres, et comment les différencier des services déconcentrés ou à compétences nationale.

Un établissement public est une entité dotée de la personnalité morale — ça veut surtout dire qu'elle gère elle-même son budget — mais rattachée à une administration centrale ou une collectivité territoriale. Il peut être unique en son genre (le CNRS) ou bien exister en plein de variantes (les hôpitaux). En particulier, les communautés de communes et autres assimilés sont des EP.

Une autorité administrative indépendante est aussi dotée de la personnalité morale, mais n'a pas de lien hiérarchique avec un autre organe de l'État. On trouve par exemple la CNIL, l'Autorité de sûreté nucléaire ou encore feu la HADOPI.

Le service, comme vous l'aurez compris, est non seulement rattaché à un autre organe public, mais ne dispose pas de la personnalité morale.

Enfin, une entreprise publique est une entreprise privée — donc définie selon les mêmes règles de droit que n'importe quelle PME ou société du CAC 40 — mais détenue majoritairement par un ou plusieurs organes publics.

Mais oui, mais oui, vous pouvez pleurer. Mais évitez les larmes de sang, après le clavier est tout poisseux.

Mais bordel, l'administration, c'est quoi ?

On y arrive enfin, le Graal de cette première partie : qu'est-ce que l'administration, ce dragon aux mille visages contre lequel pestent des millions de Français, du député au clochard ?

Eh bien l'administration, mes amis, c'est l'ensemble des gens qui travaillent pour le pouvoir exécutif, quel que soit leur rattachement précis. Ah, vous commencez à saisir. Un frisson vous parcourt à mesure que vous percevez l'ampleur de l'horrible vérité à laquelle vous êtes désormais confronté ! Vous réalisez soudainement que s'en prendre à l'administration de manière générale, cela n'a pas de sens : il y a tant de cas différents, tant de dispositifs imbriqués les uns dans les autres (ce n'est pas sale) que même quand on fait partie de l'administration on a du mal a en envisager pleinement la variabilité.


Quand on vous réclame le formulaire A 38, c'est parce qu'on ne sait pas qui a décidé qu'il fallait le A 38 et qu'on a bien trop peur des conséquences si on vous faisait remplir le A 39. Nous ne sommes que de pauvres humains face à la machinerie d'État, nous aussi !


Le fonctionnaire, cet animal mystérieux

Nous en arrivons au vif du sujet, le fonctionnaire. Avant toute chose, il faut définir précisément ce qu'est un fonctionnaire. C'est un agent civil de l'administration sous statut de droit public.

...

À tes souhaits !

Prenons les éléments un par un. Civil. Ça veut dire qu'on exclut les militaires, qui ont leur propre statut et leur fonctionnement à part. De l'administration. Ça veut dire que tout ce qui ne fait pas partie de l'administration n'est pas un fonctionnaire. Les magistrats, les notaires, les parlementaires, les petites mains des parlementaires, le Président de la République, les membres du Gouvernement et les élus de manière générale ne sont pas des fonctionnaires. Sous statut de droit public. Ça veut dire qu'un fonctionnaire n'a pas de contrat de travail.

Dans le privé, le travailleur passe un contrat avec son employeur, qui définit les droits et devoirs de chacun, le tout dans le respect du Code du travail et autres textes en vigueur traitant du sujet. Pour les fonctionnaires, ça ne se passe pas comme ça. L'employeur prend un arrêté qui ordonne à un(e) tel(le) de se mettre au service de la communauté sous les conditions définies par telle loi et tel décret ou arrêté. Ajoutez-y que la Constitution dit très clairement que « le Gouvernement dispose de l'administration » et vous comprendrez que le rapport à son employeur n'est pas exactement le même dans le privé et dans le public...

Cette dernière distinction est particulièrement importante, car tous les agents civils de l'administration ne sont pas fonctionnaires. En effet, les établissement publics, surtout ceux qui vendent des choses, embauchent majoritairement sous contrat de droit privé. Par exemple, la SNCF est l'un de ces établissements, et à l'exception de quelques dirigeants, il n'y a pas de fonctionnaire dans son personnel. Notez bien que l'on appelle ce type d'établissement des Établissements Publics Industriels et Commerciaux. Oui, la SNCF est un ÉPIC. Oui, vous avez le droit de rire grassement.

Ça fait quoi de ses journées, un fonctionnaire ?

La question que tout le monde se pose.

Eh bien, si vous avez bien compris la première partie et bien lu la définition du fonctionnaire, vous devriez avoir deviné : un fonctionnaire applique les lois et règlements dans son domaine de compétences et sous les ordres et le contrôle de ses supérieurs hiérarchiques.

Mettez-vous bien ça dans le crâne, la fonction publique est fortement hiérarchisée. Un fonctionnaire a interdiction de désobéir à un ordre de ses supérieurs, sauf si l'ordre est illégal et en même temps cause du tort directement à un usager. Autant dire que ça n'arrive pas souvent. Un agent avait été sanctionné car il refusait d'accorder une allocation à quelqu'un qui n'y avait pas droit, malgré l'ordre du maire : en effet, l'ordre était illégal, mais ne causait pas de tort à l'usager bien au contraire ; l'agent n'avait donc pas le droit de désobéir.

Et plus vous descendez les échelons, moins les agents ont de marge de manœuvre. Quand un agent à l'accueil exige le formulaire A 38, c'est qu'il a reçu des ordres en ce sens, et qu'il n'a aucun pouvoir pour décider de faire autrement. Pas la peine de l'engueuler, donc, sauf si vous avez la preuve formelle que c'est bien lui et rien que lui qui prend des aises avec ses prérogatives.

Mais tout ça, ça reste très théorique. Que fait vraiment un fonctionnaire ? Il exerce son métier, qui peut être très différent selon son service. Mais en gros, ça se répartit en trois grands domaines.

Premièrement, gérer le domaine public. En effet, l'État, les collectivités territoriales et tous les autres possèdent un certain nombre de biens, un patrimoine, dont ils doivent assurer la gestion. On pense évidemment aux travaux publics : les routes qui appartiennent à la commune doivent être entretenues par la commune. Mais également, les archives ou les musées publics appartiennent pour l'essentiel à cette catégorie. Ou encore, le service chargé de contracter des assurances au nom de la collectivité territoriale. Ou bien tout simplement le service du personnel.

Deuxièmement, garantir les droits des usagers. Aussi incroyable que cela paraisse, une des missions fondamentales de l'administration, c'est d'être à votre service, vous usagers. Le bloc législatif accorde des droits à chacun, selon sa condition particulière, et l'administration doit faire son maximum pour que chacun exerce la plénitude de ses droits. Quand la mairie ouvre une école, elle travaille à ce que chacun puisse exercer son droit à l'instruction. Quand vous remplissez des papiers pour obtenir une allocation quelconque, l'administration ne vous l'accorde pas dans sa grande bonté, elle vérifie que vous faites partie des gens qui y ont droit et veille à ce que vous bénéficiiez de ce droit. Si vous pouvez exercer votre droit de vote, c'est parce que des milliers d'agents municipaux ou préfectoraux ont fait leur boulot d'organiser les élections.

Troisièmement, accorder des faveurs aux usagers. La loi donne aussi une certaine marge de manœuvre à l'administration pour accorder des faveurs aux gens, mais sans que cela ait un caractère obligatoire. Accorder un permis de construire, c'est une faveur. Accorder une subvention à votre groupe de trash punk alternatif, c'est une faveur. Créer un club de foot dont l'entraîneur est payé sur les deniers municipaux, c'est une faveur. Bâtir le stade qui va avec, c'est une putain de faveur.

Comme vous le voyez, ça recouvre un nombre assez invraisemblable de métiers et de domaines d'application différents.

Un statut pour les gouverner tous

Comme on vient de le voir, il y a plusieurs sortes de fonctionnaires. Et même une vache de chiée de sortes. Comme on ne va pas les détailler, je vais m'efforcer de montrer les caractères communs à tous les fonctionnaires.

Pour commencer, tous autant que nous sommes, nous sommes régis par le Statut Général des Fonctionnaires de 1984. C'est une loi qui définit les principales caractéristiques de la fonction publique, qui édicte des règles communes à tous les fonctionnaires. Ou presque.

La première chose que fait le Statut Général, c'est de dire qu'il y a quatre fonctions publiques. La Fonction Publique d'État (FPE), la Fonction Publique Territoriale (FPT), la Fonction Publique Hospitalière (FPH) et la Fonction Publique de la Ville de Paris qui est un mélange des trois autres. Ne vous tirez pas une balle tout de suite. Le rattachement à l'une ou l'autre FP dépend de l'administration qui vous a recruté et donc qui vous paye, pas du travail que vous effectuez. Ainsi, le directeur d'un service d'archives départementales travaille pour une collectivité territoriale, mais est payé par le ministère de la Culture, et a donc le statut de fonctionnaire d'État. Au contraire, les employés de mairie chargés de l'état-civil travaillent pour le compte de l'État mais sont de la FPT parce que recrutés par la commune. Maintenant, vous pouvez tirer. Mais faites gaffe au sang, je l'ai déjà dit.

Les différences entre FP ne sont pas énormes, mais peuvent avoir des conséquences importantes : les fonctionnaires territoriaux n'ont pas la garantie d'un emploi à vie. Leur CT peut décider de supprimer leur poste : ils se retrouvent alors sans emploi et doivent trouver un nouveau boulot dans une autre CT. Avec cette particularité qu'un fonctionnaire sans revenu n'a pas droit au chômage, puisque du point de vue du privé, il n'a jamais travaillé. Ha ha ! Oui, c'est exactement ça : la sécurité de l'emploi, c'est faux pour un bon tiers des fonctionnaires. De rien.

Ensuite, la Fonction Publique est divisée en corps — que l'on appelle cadres d'emploi dans la FPT, cherchez pas — correspondant à un type de métier. Chaque corps est défini par un décret, appelé « statut particulier », qui définit les règles de fonctionnement spécifiques du corps, et peut même si nécessaire contredire le Statut Général : par exemple, les profs ne sont payés que dix mois étalés sur douze. Oui, on aime faire dans la simplicité. Les corps sont rangés dans des catégories, qui orientent la rémunération et la position hiérarchique de ses membres. On trouve les catégories A, B et C. La catégorie A regroupe beaucoup de niveaux hiérarchiques, aussi on a coutume — mais ce n'est pas inscrit dans la loi — de distinguer les simples A des catégories A+ et A++, ces derniers correspondant aux Hauts Fonctionnaires, type préfets.

Juste pour rigoler, je me permets de signaler le cas des élèves de Normale Sup et ceux de l'École des Chartes : ils sont fonctionnaires d'État, mais ne sont intégrés à aucun corps, ce qui fait qu'ils n'ont pas non plus la garantie d'un emploi à vie ! Vive le nœud au cerveau.

Combien ça gagne, un fonctionnaire ?

Monsieur Picsou n'est pas fonctionnaire.

Pas grand-chose. Si vous me faites confiance, vous pouvez sauter ce chapitre. Si vous êtes un enfoi... sceptique persuadé que les fonctionnaires sont surpayés, continuez à lire.

Le principe de la Fonction Publique c'est que, à ancienneté égale, tous les membres d'un même corps gagnent la même chose. Ouep. Le combat féministe pour l'égalité des salaires à travail égal, ça fait deux cents ans qu'il est remporté dans la Fonction Publique. Comment ça fonctionne, en pratique ? Il y a un truc qui s'appelle le point d'indice. Aujourd'hui, et depuis 2010, le point d'indice vaut 55,5635 € bruts par an. Et ce n'est pas près de changer, puisqu'il restera gelé en 2014.

Chaque fonctionnaire se voit attribuer un indice majoré. En multipliant cet indice majoré par la valeur du point d'indice, on obtient le traitement brut annuel : un ingénieur des mines tout frais émoulu de son école est à l'indice majoré 452, soit un traitement annuel brut de 25114,70€ ce qui correspond à environ 1737€ nets par mois.

Mais cet indice n'est pas donné au hasard ! Chaque corps a une grille indiciaire. Celle-ci définit des grades, au sein desquels se trouvent des échelons, chacun d'entre eux étant associé à un indice majoré. Quand on entre dans un corps (ce n'est toujours pas sale), on commence généralement à l'échelon 1. Puis on grimpe les échelons essentiellement à l'ancienneté : au bout d'un certain temps, défini par le statut particulier, on passe naturellement à l'échelon supérieur. On peut toujours aller un peu plus vite en étant un bon petit soldat : les supérieurs hiérarchiques peuvent donner un coup de pouce, du genre six mois d'ancienneté en plus, à quelques subordonnés méritants. Pas à tous, évidemment.

Pour changer de grade, c'est une autre paire de manches. Là, faut sucer la bonne personne. En effet, il faut non seulement respecter un certain nombre de conditions — avoir atteint un certain échelon du grade inférieur dans tous les corps, avoir occupé plusieurs postes différents chez les conservateurs du patrimoine, etc. — mais aussi être choisi parmi les candidats potentiels. Et là, c'est à la gueule du client. On finira toujours un jour ou l'autre par passer, mais potentiellement dix ans plus tard que celui qui aura bien sucé.

Et les grilles indiciaires non plus ne sont pas déterminées au hasard. Il y a des grilles « types », associées à chaque catégorie et que l'on retrouve dans pas mal de corps. Ainsi, les catégorie C ont généralement des grilles qui vont de l'indice 308 (le SMIC) jusqu'à l'indice 430 (pour ceux qui ont une carrière « exemplaire », donc). La grille type en catégorie A+ commence à l'indice 370 et finit, à condition d'avoir bien sucé tous ceux qu'il fallait, indice 963. Je pense que vous commencez à comprendre : le catégorie A+ de la filière patrimoniale, quand il sort de son école d'application, il est indice 430, soit le maximum que le catégorie C sous ses ordres pourra jamais espérer obtenir. Ça vous place le rapport inter-catégories.

Pour information, quelques corps atteignent des extrêmes. Les plus pauvres que je connaisse sont les gardiens de la paix dans la police municipale : ils peuvent faire trente ans de carrière, qu'ils n'iront jamais au-delà de l'indice 369, soit environ 1400€ nets par mois. À l'autre bout, certains corps de la haute permettent d'atteindre le Hors-Échelle E2, indice 1320, soit un peu plus de 5000€ nets par mois. Cela concerne quelques dizaines de personnes à travers tout le pays.

Comme vous pouvez le constater, pas de magnat richissime dans la Fonction Publique. Si vous entendez parler de telle personne plus ou moins proche du Gouvernement qui se fait 9000€ par mois, ce n'est pas un fonctionnaire. Tenez-vous le pour dit.

Et comment on devient fonctionnaire ?

Quoi, après tout ce que je viens de vous dire, vous voulez encore entrer dans la Fonction Publique ? Mais vous êtes fous ? Bon, soit.

Là encore, le fonctionnement est différent selon la catégorie. Les C sont recrutés sans exigence de diplôme. Les B sont recrutés à partir du Bac. Les A sont recrutés à partir de la licence. J'insiste sur le « à partir » : il faut un doctorat pour entrer dans le corps de ingénieurs de recherche du CNRS (et démarrer indice 412, vous avez le droit de rire) et il y a d'autres exemples du même type.

Les hauts fonctionnaires sont recrutés par le Gouvernement comme il l'entend : c'est le ministre voire le Président qui décide seul. Les catégorie C n'ayant aucune exigence de diplôme, ils ont généralement droit au recrutement direct : ça veut dire, comme dans le privé, avec entretien d'embauche et tout. Tout au plus, l'organisme recruteur peut faire passer des épreuves aux candidats pour évaluer leurs compétences. Et pour tous ceux des catégories intermédiaires, il faut passer un concours.

Attention toutefois : dans la FPT, réussir le concours ne signifie pas avoir un poste, il faut encore se présenter auprès des collectivités territoriales, qui embauchent qui elles veulent parmi les lauréats. Par ailleurs, certains concours n'en ont que le nom : le concours d'entrée dans le corps des ingénieurs d'étude du CNRS consiste en... un dossier présentant la formation et l'expérience du candidat, suivi pour les admissibles d'un entretien de motivation avec un jury. Vous avez dit CV + entretien ? Non, pas du tout, on n'est pas dans le privé, nous...

Je mentionne aussi en passant les concours internes. Les agents d'une catégorie qui ont déjà travaillé quelques années ont la possibilité de passer le concours d'entrée dans le corps équivalent au leur mais dans la catégorie supérieure (par exemple, les assistants de conservation du patrimoine, catégorie B, peuvent passer attachés de conservation du patrimoine, catégorie A), avec des places réservées et des épreuves légèrement différentes du concours externe.

Alors pourquoi ça glande rien, un fonctionnaire ?

Par un biais d'observation. Je passe sur tous les gens qui ne sont pas fonctionnaires mais que le public considère comme tels : employés de la SNCF, de la RATP, de La Poste, des organismes de Sécu, etc. Parmi les vrais fonctionnaires, le public a rarement l'occasion de rencontrer des catégorie A ou supérieur : ceux que vous avez le plus de chance de croiser, ce sont les profs. Aussi, ceux que le grand public juge, en étendant ce jugement à toute la fonction publique, ce sont les catégorie C. Surtout dans les collectivités territoriales, où ils représentent 77 % de l'effectif contre 47 % de moyenne nationale.

Il faut s'intéresser au recrutement, d'abord. Recrutement direct, on a dit. Et ça, dans les communes et départements, ça mène au népotisme : vous êtes électeurs et votre gamin galère à trouver du boulot ? On va le caser aux espaces verts, ça lui fera quelques sous, et vous, vous continuez à voter pour moi. Soyons clairs, dans l'ensemble, ce n'est pas une mauvaise chose : c'est une mesure de paix sociale, et les candidats qui seraient recrutés par la méthode ordinaire ne seraient pas nécessairement mieux.

Par ailleurs, faut voir le boulot qui leur est confié. Les trucs les plus chiants et rébarbatifs qui soient, sans la moindre initiative. Pour bon nombre d'entre eux, il vaut mieux : ils ne seraient pas capables de faire plus. Et la plupart d'entre eux s'acquittent de leur tâche tout à fait correctement, mais sans zèle excessif : ça reste un boulot de merde, où il faut traiter avec des gens généralement mécontents. Ben oui : vous en connaissez beaucoup, vous, des gens qui vont voir les employés municipaux pour les féliciter du boulot qu'ils font ? Si en plus, ils ne sont pas là par vocation (cf. supra), on peut en effet se retrouver avec des agents qui ne glandent vraiment rien de leurs journées. En général, cependant, leur boulot demande juste plus de temps et d'énergie que vous ne voulez bien le croire.

Enfin, la paye est un facteur de démotivation indéniable. Un adjoint technique passe en moyenne quinze ans dans la phase « on se fout de ma gueule ». En effet, dans la catégorie C, les n premiers échelons correspondent systématiquement à une augmentation d'un seul point d'indice. Dit avec des chiffres, ce type d'agent, pendant les quinze premières années de sa carrière, est augmenté de 3,84€ mensuels nets tous les deux ans environ. Ça donne pas tellement envie de s'impliquer à fond dans son boulot, hein ?

Alors la prochaine fois que vous voyez un agent de Police Municipale qui se ballade en ville en semblant aveugle aux infractions qui se commettent sous son nez, rappelez-vous que de toute sa vie il ne gagnera jamais plus de 1400€ par mois mais qu'il peut quand même se faire tirer dessus par un malfrat récalcitrant.

Merci.