Une gentillesse d'époque.

En 1994, au tout début des Internets donc, le Parlement a adopté une loi dite « relative à l'emploi de la langue française » bien vite renommée loi Toubon d'après son initiateur, le ministre de la culture de l'époque. Le but principal était de protéger notre belle langue contre les vilains anglicismes qui fleurissaient alors. Évidemment, à l'époque, tout le monde s'est foutu de la gueule de ce brave M. Toubon en le surnommant Mr Allgood. Les Français sont taquins... Mais cette loi n'était pas aussi débile qu'elle en a l'air. C'est elle qui oblige à l'utilisation du français sur les notices d'utilisation, sur les emballages de produits, dans le monde du travail et dans les contrats. Vous qui êtes de parfaits geeks et savez fort bien parler anglais, vous vous foutez bien sûr éperdument que votre paquet de pâtes ne soit écrit qu'en rosbif ou que votre patron vous fasse bosser dans la langue de Shakespeare. Fort bien. Imaginez maintenant que vous bossiez pour Samsung et qu'on vous colle entre les pattes un logiciel en coréen non-traduit. Ou que les informations pour porter réclamation sur votre billet d'avion d'une célèbre compagnie à bas prix (lowcost) soient uniquement en gaélique. Ça vous ferait moins rigoler, tout de suite, hein ? Heureusement, c'est illégal en France, alors on dit merci, merci M. Toubon.

La grande mode, plus récemment, c'est de se moquer des Québécois et de leurs francisations jugées abusives. Qu'il est ridicule, en effet, ce Film de peur qui traduit ce bon vieux Scary Movie ! Quand on est sérieux, comme en France, on traduit Very Bad Trip et pas juste La cuite, franchement... Et puis je ne parle même pas de leur façon de traduire absolument tous les mots anglais liés à l'informatique. Non, mais, allô, quoi ! Tu veux chatter et tu me dis de venir clavarder ? C'est comme si tu me disais qu'il y a trop de pourriel dans ta boite à spam... Bon, j'arrête l'ironie. Entre nous, il est si nul que ça, le mot pourriel ? N'est-il pas très évocateur ? Et clavarder, que peut-on lui reprocher, à part que nous n'y soyons pas habitués ?

Il fut pourtant une époque pas si lointaine ou cela ne nous gênait pas de traduire en français le vocabulaire technique de l'informatique. On ne parle pas de screen mais d'écran, ni de mouse mais de souris ; sur Internet on ne clique pas sur un link mais sur un lien, et on ne download rien on le télécharge. Que dire d'ordinateur et de clavier ? Sérieux, ce dernier mot est un calque de keyboard aussi cuistre que si l'on traduisait e-mail par télépître ! Attends voir... Mais c'est qu'il a la classe, en plus, ce mot, je vais le garder, tiens ! Tout ça pour dire que sans faire dans l'excès, il est tout à fait possible de se passer d'une belle brochette de mots anglais pour lesquels nous avons ou pouvons créer des équivalents tout à fait acceptables. Parce que bourrer son langage d'anglicismes, ce n'est jamais que la cuistrerie d'aujourd'hui. Au fait, vous avez remarqué ? Cela fait plusieurs fois que j'emploie le mot « cuistre ». Vous saviez qu'il peut efficacement remplacer l'anglicisme hipster ?

On the Internet, nobody knows you're a dog

C'est sûrement là que le plus gros du boulot serait à faire. Il n'est évidemment pas question de toucher à des mots comme geek ou Internet, qui sont d'usage tellement courant et ancien qu'il serait absurde de vouloir s'en débarrasser : voilà ce que j'appelle ne pas sombrer dans l'excès. Pour le reste, avouons-le, la communauté geek ou gamer utilise une foultitude de mots anglais qui ont pourtant des équivalents français très courants. Pourquoi s'acharner à parler de noob, quand le vocabulaire militaire possède des dizaines d'expressions bien de chez nous pour dire la même chose ? Pour ne citer qu'eux, un joueur débutant et mauvais peut être un bleu-bite ou un bizut. Pareillement, inutile de s'encombrer l'esprit avec des item, du stuff, un skin d'armure, un buff et quelques debuff quand on a des objets, du matériel/de l'équipement, un modèle/une variante d'armure, un bonus et quelques malus ! Et le pire, c'est qu'on en rencontre partout des comme ça : fi du défilement, il est plus à la mode de dire scrolling, et un dérivé c'est tellement old, de nos jours on fait des spin-off. Est-ce si difficile de dire désuet plutôt que oldschool ? Ma bête noire personnelle, c'est aka. Vous savez, also known as, cette abréviation que personne de sensé ne peut comprendre tout seul ? Eh bien il existe un mot français (latin en l'occurrence) qui s'emploie exactement pareil, et qui en plus peut se dire à l'oral sans être ridicule : c'est « alias ». Utilisez-le, il ne vous veut que du bien.

Et pour les mots qui n'ont réellement pas d'équivalent français, parce que la technologie ou le concept sont totalement nouveaux, on peut toujours créer des mots. Prenons le blog. C'est l'abréviation de weblog : le mot vient de web, le Web alias la Toile, et de log, un vieux mot qui désigne le journal de bord d'un bateau. Ça tombe quand même bien, le latin et du coup le français ont des mots pour dire ça ! Une toile d'araignée, c'est tela en latin, et un journal de bord, c'est un diarium ou en français dans un sens plus restrictif un diaire. Que diriez-vous que nous écrivions un téladiaire ? Cela aurait tout de même un peu plus de classe... Et puis on peut faire toute la famille : un blogueur est un téladiariste, et une blogueuse mode est une greluche. Pardon. Par contre, en ce qui concerne blogosphère, on ne va tout de même pas pousser Mémé dans les orties, surtout quand elle est en string... Dans un autre domaine, vous connaissez les prises jack ? Elles sont appelées ainsi, parce qu'en anglais, jack est un mot d'argot pour désigner le sexe masculin en érection. Tout en finesse, ces ingénieurs... Alors pourquoi, en français, ne pas appeler cela une prise « bitoniau » ? Lequel terme dérive aussi de bitte, je dis ça, je dis rien.

And in real life ?

Ne pas confondre la guigne et les guignes !

Évidemment, il y en a moins, mais ils sont du coup plus pernicieux. Par exemple, savez-vous qu'en français, le mot « noir » appliqué à une personne n'est pas péjoratif, contrairement à « nègre » ? Il n'est donc pas nécessaire de parler de black. Non, cet exemple n'a aucun rapport avec le dernier, vous avez vraiment l'esprit mal tourné ! Ou encore, nous sommes nombreux à être des losers ou à avoir la loose : je suis sûr que nous nous sentirions déjà un peu mieux en nous rappelant que nous sommes des perdants et que nous avons la guigne, très joli mot à l'étymologie passionnante. Et si un jour vous songez à faire un best-of, laissez tomber, et faites plutôt un florilège, ce qui signifie étymologiquement « sélection de la fine fleur » : un peu plus chic, non ?

Le monde du grand capital est farci d'anglicismes en veux-tu en voilà quand nous pourrions faire étalage de notre belle langue française, laquelle est — faut-il le rappeler ? — encore considérée comme symbole de l'élégance dans de nombreux pays. Ainsi, halte au business et à tous ses businessman ! Que veut-il dire, ce mot, de toute manière ? Le fait d'être busy, occupé. Le latin, lui, parlait de neg-otium, d'absence de loisir : comme c'est curieux, le français encore connaît le négoce et les négociants ! Que dire du packaging ou emballage/conditionnement, du branding ou image de marque, voire du management ou gestion ? Eh bien, que même lorsque les mots n'existaient pas en français, on a su les créer. Le brainstorming est un remue-méninges, l'open-space est un plateau ouvert chez nos amis québécois, et la DGLFLF chez nous a inventé le mot mercatique pour traduire marketing. Oubliez votre sponsor et souvenez-vous de ce qu'il est votre parrain, car le monde de la pub n'est jamais qu'une mafia. Mon petit préféré, c'est la proposition faite pour remplacer buzz. Le grand vainqueur est le mot ramdam, qui vient de ramadan, parce qu'à cette période de l'année les musulmans pratiquent intensivement le tapage nocturne : il a été choisi parce que, outre cet aspect bassement bruyant, il rappelle par ses origines le téléphone arabe. Utilisez-le, il ne vous veut que du bien.

Les hippies ne sont pas en reste non plus. Qui n'a jamais fait un sit-in au cours d'une manif ? Le français n'a pas encore de mot pour en parler, mais on peut imiter nos voisins espagnols qui parlent de sentada, et inventer le mot siégeade, qui renvoie à la fois à la position assise et au fait de mener un siège. Nous sommes censés être le pays de l'amour, et malgré tout, nous persistons à employer des mots de ces barbares Saxons pour parler de cul. Une femme a-t-elle du sex appeal ? Non, elle a du chien ! Et quelle honte d'insérer dans votre amie un plug anal quand nous avons des godes...

Jusqu'à présent, nous n'avons parlé que de deux sortes de mots pour remplacer l'anglais : des néologismes, ou des mots français éventuellement littéraires. Mais il existe une troisième source, que l'on a trop tendance à oblitérer. Au XVIe siècle, la langue littéraire était d'une richesse inouïe — essayez de lire Rabelais sans dictionnaire — puis ces petits salauds d'académiciens sont passés par là au XVIIe, et ont décidé de supprimer du bon usage tous les mots qui n'étaient pas strictement parisiens. C'est ainsi que la langue standard s'est vue amputée de tous les régionalismes qui faisaient sa richesse : encore de nos jours, il est souvent mal vu de bugner plutôt que de cabosser ou de passer la wassingue plutôt que la serpillière. En guise de seul exemple, je vous parlerai du verbe bully, ce trait de culture raffinée que nous connaissons tous par l'intermédiaire des séries américaines, et dont on n'a pu encore trouver de traduction satisfaisante. Évidemment, il signifie tout simplement tourmenter, mais on pourrait rétorquer que cela ne suffit pas à rendre la spécificité culturelle du mot d'origine. Alors je propose d'utiliser le verbe maganer : c'est un mot acadien, donc nord-américain, qui a disparu d'Europe à l'époque napoléonienne, et qui signifie maltraiter. Ce n'est qu'un exemple, mais je suis certain qu'on pourrait en trouver d'autres.

And now what ?

Comme vous le voyez, les sources d'inspiration sont multiples pour bouter l'anglois hors de France. Deux bonnes sources d'information, malheureusement trop méconnues, sont d'une part l'Office Québécois de la Langue Française et son Grand Dictionnaire Terminologique qui contient des centaines de milliers de mots techniques ou spécialisés dans tous les domaines, d'autre part la Direction Générale à la Langue Française et aux Langues de France, qui réalise le même travail de néologie en France, quoiqu'à un niveau moins abouti. Cette dernière publie régulièrement de petits fascicules contenant une vingtaine de néologismes autour d'un thème donné. Certains sont juste horribles, mais c'est malgré tout intéressant. Et dans l'histoire, ce qu'il faut retenir, c'est qu'on est pas des bêtes : personne ne cherchera à vous enlever votre week-end ni votre T-shirt !