Aujourd'hui, pour un deuxième article traitant d'histoire, je voudrais aborder un des mythes les plus prégnants de la « légende noire » du Moyen-Âge, celui qui veut que les médiévaux soient de gros crados qui vivent dans leur merde et qui prennent un bain par an.

On trouve encore sur Internet le colportage de cette légende selon laquelle les gens du Moyen-Âge se mariaient en juin parce qu'ils prenaient leur bain annuel en mai, qu'ils ne sentaient alors pas encore trop mauvais et qu'un bouquet de fleurs suffisait à masquer les effluves les plus fétides.

On parle aussi de l'expression « ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain ». L’explication qui circule est la suivante : au Moyen-Âge, lors du bain annuel, on remplissait une unique baignoire et tout le monde se lavait dans la même eau. D'abord le patriarche, puis les hommes, ensuite les femmes et enfin les bébés. En fin de séance, l'eau serait tellement sale qu'il serait possible de ne plus voir le bébé dedans.

Même ceux qui n'avaient jamais entendu parler de ces légendes auront tous en tête cette image de la ville médiévale où l'on jette son pot de chambre par la fenêtre, droit dans la rue et même sur les passants s'ils traînent trop près de là. Cet aspect-là est en partie vrai, on y reviendra.

Alors mes amis, sortez la Gatling et sus au cliché !

Tout commence à Rome

Comme souvent dans l'histoire de France. Bon, ce n'est pas tout à fait vrai… Dans le domaine de l'hygiène, les Romains n'ont pas inventé grand chose, ils ont surtout généralisé des technologies pré-existantes.

Ainsi, l'habitude de prendre des bains vient des Grecs. Ce sont eux qui, en Europe, ont les premiers compris l'effet délassant et positif d'un bon bain chaud. C'est ainsi qu'apparaissent les premiers thermes à proximité des palestres, là où l'on pratiquait le sport. Les Romains ont considérablement amplifié le phénomène. Tout d'abord, grâce à leurs compétences en gestion de l'arrivée d'eau : la construction d'aqueducs permet d'avoir de l'eau courante en ville et donc d'ouvrir beaucoup plus de thermes que ce que de simples sources ou un fleuve permettraient. Ensuite, en attribuant une fonction sociale très importante aux rencontres au cours d'un bain : c'est au cours d'entrevues informelles dans l'eau que se négociaient généralement les contrats. Ainsi, tout le monde utilisait les thermes, hommes comme femmes, riches comme pauvres.

Dans la ville de Bath, en Angleterre, on trouve… Oui ! Des bains !

Il ne faut cependant pas oublier que le bain, s'il a indirectement des effets positifs sur l'hygiène, n'est pas considéré par les Romains comme le moyen le plus efficace de se nettoyer. En effet, pour se décrasser, ceux-ci ont adopté la technique des Grecs, à savoir s'oindre d'huile puis se racler la peau avec un genre de spatule en métal.

C'est auprès des Gaulois qu'ils ont découvert le savon. À l'époque, il s'agissait de graisse animale mélangée à de la cendre alcaline et les Romains s'en servaient essentiellement pour les cheveux. La recette est germaine, à l'origine. Les écrivains romains s'accordent à dire que le savon gaulois est de moins bonne qualité que celui des Germains et, le mot même de savon (sapo) est un emprunt au germanique : on y retrouve clairement l'idée de graisse, puisque le mot est un cousin du latin sebum.

Quant aux égouts, que les Romains vont installer dans tout leur Empire, c'est à l'origine une invention des Étrusques.

L'hygiène corporelle au Moyen-Âge

Quand on trouve un squelette médiéval, il n'y a plus grand chose qui permette de déterminer à quelle fréquence son propriétaire se lavait. On sait cependant pas mal de choses sur les habitudes des gens à cette époque.

Déjà, l'utilisation du savon ne s'est jamais vraiment interrompue. Charlemagne, dans son cartulaire De Villis où il donne des instructions sur la manière de bien tenir ses grands domaines, mentionne le savon parmi les denrées qu'il faut régulièrement inventorier et ré-approvisionner. Assez curieusement, au haut Moyen-Âge, c'est surtout le sud de l'Europe qui considère le savon comme allant de soi. Ainsi, au VIe siècle, les savonniers de Naples sont déjà organisés en une guilde et, au contraire, Notker le Bègue — un moine suisse du IXe siècle — se moque d'un diacre qui s'entretient « à l'italienne ». On a là un étrange retournement de situation par rapport à l'Antiquité classique.

Ce qui est globalement tombé en désuétude, c'est l'utilisation des infrastructures publiques de bain laissées par les Romains. En effet, construire et entretenir des thermes et l'aqueduc qui va avec coûte horriblement cher : si les grands évergètes de l'Empire pouvaient se le permettre, ce n'est plus le cas des princes germaniques de la seconde moitié du premier millénaire.

Cela ne veut pas dire pour autant que les gens restaient dans leur crasse : l'habitude d'aimer se sentir propre ne disparaît pas comme ça… Seulement, au lieu de pratiquer l'immersion totale du corps, ils faisaient ce que l'on appellerait aujourd'hui une toilette de chat : un chiffon propre, un baquet d'eau et du savon, c'est suffisant pour se laver intégralement.


Cette salope de Mélusine ne veut pas faire des chocapics sous la douche, quelle garce !

C'est à partir du XIIe siècle que le bain par immersion totale revient en force. Il semblerait que les Croisés aient découvert — enfin, redécouvert — les bienfaits du hammam entre deux cassages de gueule de Sarrasins. Et quand ils rapportent ça en Occident, la mode prend extrêmement vite. Tous les monastères clunisiens ont leur salle de bain. La légende de Mélusine est mise par écrit pour la première fois à la fin du XIIe siècle : à cette époque, l'idée qu'une dame prenne régulièrement des bains est quelque chose de parfaitement normal ; ce qui choque son mari, c'est que Mélusine exige de prendre ses bains sans lui. C'est également au XIIe siècle que la recette du savon solide, en pains, parvient en Europe.

Vers 1240, Gilbert l'Anglais, un médecin grand-breton, écrit le Compendium Medicinae, une somme de tout ce que la médecine connaît de meilleur à l'époque. Il y recommande vivement de prendre régulièrement des bains chauds pour une meilleure hygiène et de se sécher délicatement pour ne pas abîmer la peau.

La pratique des bains publics se développe et on en trouve bientôt dans toutes les villes, pour les riches comme pour les pauvres. À tel point que des métiers nouveaux apparaissent, comme les fabricants de baignoire : il s'agit simplement de grands tonneaux sans couvercle mais ils sont conçus uniquement pour la demande en bains. Dans les récits qui parlent de Jeanne d'Arc, on apprend que pendant les quelques mois où elle fut reléguée à un rôle subalterne, elle occupait son ennui en allant aux bains publics.

À vrai dire, l'usage des bains à la fin du Moyen-Âge est tellement courant que, lorsque Henri VI d'Angleterre, au milieu du XVe siècle, fait fermer les bains publics de Londres, c'est la pression populaire qui l'oblige à les rouvrir : ce n'est qu'en 1546 que son successeur Henri VIII finit par réussir à les fermer pour de bon.


Il est à noter qu'on a quelques traces d'autres formes de nettoyage corporel. Ainsi, l'archéologie a mis au jour des outils dédiés spécifiquement au nettoyage des ongles ou des oreilles. On sait également que les Arabes ont inventé au IXe siècle un dentifrice qui avait l'avantage sur les versions précédentes d'avoir bon goût et qui connut un grand succès en Espagne. La brosse à dent telle qu'on la connaît est rapporté de Chine à la toute fin du Moyen-Âge et ne rentre vraiment dans les mœurs qu'à la fin du XVIIe siècle : auparavant, les gens se lavaient les dents en les frottant avec un chiffon.

Alors d'où vient cette réputation ?

Eh bien, si sur la question des sorcières l'Église faisait preuve d'une ouverture d'esprit certaine, sur la question des bains, c'est tout le contraire. Parce que, s'il y a bien une chose avec laquelle les cathos ne plaisantent pas, c'est le sexe et la nudité.

Boniface est quand même saint…

Déjà, au début du Ve siècle, le pape Boniface Ier faisait preuve de beaucoup de clairvoyance en décrétant que l'usage des bains est malsain et impur. Il faut dire qu'au Bas Empire, les thermes sont majoritairement devenues mixtes : comme je l'ai dit plus haut, encore au XIIe siècle, il semble normal de se baigner hommes et femmes mélangés, ce n'est qu'au XIVe siècle qu'on recommence à les séparer. Et la combinaison mixité plus awalpé, ça fait grincer les dents des curetons.

Mais là où le drame commence réellement, c'est quand les bains publics redeviennent à la mode. Parce qu'assez vite, il devient possible de se faire passer le savon par une accorte demoiselle à l'affection tarifée. Même si la plupart des gens, en particulier les femmes, ne vont aux étuves — comme on les appelle alors — que pour se laver, dans l'esprit des gradés de l'Église, bains publics égalent bordel.

Alors au XVe siècle, l'Église va commencer une campagne de désinformation : s'il n'est pas possible de lutter contre la prostitution, on va lutter contre les bains publics. Si ça vous rappelle la pénalisation du client, c'est normal, c'est tout aussi crétin. L'Église va donc commencer à répandre l'idée que l'eau est un vecteur de maladie. Mais pas l'eau qu'on boit, uniquement celle dans laquelle on se baigne, car elle amollit la peau et les mauvais esprits peuvent alors plus facilement s'y glisser et faire tomber malade.

Les médecins leur emboîtent le pas et dès 1513, Guillaume Brunel, professeur de médecine à la faculté de Toulouse, profère des affirmations aussi péremptoires que « fuyez les étuves ou vous mourrez ». Là, normalement, vous avez tiqué. Comment se fait-il que les médecins, gens instruits, rentrent dans le jeu de l'Église ? Il faut se rappeler que les médecins, contrairement aux herboristes de village, reçoivent leur formation à l'Université. Or l'Université médiévale est entièrement aux mains de l'Église et souvent dépend même directement de la Papauté. Ceci explique sans doute cela.

Dans les couches populaires, l'idée reçoit un accueil favorable en raison des épidémies catastrophiques qui ont touché l'Europe au cours du siècle écoulé, à commencer par la Peste Noire. C'est ainsi que les bains publics disparaissent aussi vite qu'ils étaient apparus dans le courant du XVIe siècle et que l'Occident devient un pays de crasseux.

Parce que cette propagande a aussi fait des victimes collatérales, en l'occurrence l'hygiène domestique, notamment en milieu rural : vous savez, la toilette de chat dont j'ai parlé plus haut ? On connaît fort bien le rituel de nettoyage de Louis XIV : à aucun moment celui-ci n'impliquait d'eau. On se frotte avec des tissus propres pour enlever autant que possible la crasse mais, soyons clair, ça revient à se laver avec du PQ : on ne peut pas en attendre de miracle. Et il en va de même dans toutes les couches de la société.


À la toute fin du XVIIe, cependant, on a fini par se rendre compte qu'on avait fait une belle connerie en supprimant l'eau du processus de nettoyage. Des gens bien informés, à commencer par des médecins, commencent à dire que finalement, les bains, c'est pas si mal pour être propre. C'est ainsi qu'au cours du XVIIIe, de plus en plus de maisons bourgeoises se dotent de bains privés pour les ablutions.

En revanche, pour le petit peuple, les dégâts sont bien plus importants. Les gens ont bien intégré l'idée que la crasse constitue une couche protectrice contre les maladies et il est malaisé de les convaincre du contraire. Ainsi, on estime que vers 1850, les Français prennent en moyenne un bain tous les deux ans. Oui, c'est énorme.

La réouverture des bains publics fut une bénédiction.

C'est finalement le développement de la théorie microbienne de Pasteur et des travaux de Semmelweis sur l'hygiène comme prophylaxie qui poussent les pouvoirs publics à prendre en charge l'éducation des plus pauvres à l'hygiène : l'action combinée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe des médecins, des instituteurs auprès des enfants et de l'armée auprès des jeunes hommes parviendra finalement à faire revenir en grâce la toilette à l'eau auprès des masses populaires.

Après la toilette, les toilettes

Vous connaissez sans aucun doute l'expression « tenir le haut du pavé », qui signifie en gros être socialement bien placé. On trouve souvent l’explication qu'au Moyen-Âge, les rues étaient en forme de V pour que les déchets s'écoulent au milieu et qu'il était de bon ton, lorsqu'on croisait quelqu'un de plus nanti, de lui céder la place sur le haut de la rue (du pavé, donc) pour éviter qu'il ne se salît les chausses. Permettez-moi de mettre en doute cette origine prétendument médiévale.

Premièrement, cette expression n'est pas médiévale. On n'en trouve aucune trace dans les textes de la fin du Moyen-Âge, quand bien même « battre le pavé » soit bien attesté. Au contraire, la mention la plus ancienne que j'aie pu en trouver est le dictionnaire de l'Académie Française de 1694.

Des rues aussi propres ? Hin hin ! Personne n'y croit, mon grand…

Ensuite, les rues pavées étaient loin d'être une généralité au Moyen-Âge. Paris est la première ville à recevoir un pavage, à la toute fin du XIIe siècle. Ne nous leurrons pas, cependant : seuls les deux grands axes nord-sud et est-ouest ont eu droit à cette coûteuse faveur. Par la suite, d'autres rues seront pavées par les autorités municipales : il s'agit des rues où vivaient les plus riches habitants de la ville et, si l'on sait effectivement que ces rues possédaient un caniveau central, il est peu probable que les palais des grands de ce monde eussent été bordés d'égouts à ciel ouvert. Ce n'est qu'à la toute fin du Moyen-Âge que les grandes villes commencent à être systématiquement pavées et il faut attendre le XVIe siècle pour que cela devienne une réalité courante.

C'est cependant également au XVIe siècle que le problème de l'évacuation des déjections dans les rues trouve sa solution : l'usage des fosses d'aisances devient obligatoire et l'administration royale se montre ferme sur la question. Cela s’avérera ne pas être une si bonne idée car les fosses contaminent les puits mais il faudra attendre le XIXe siècle pour qu'on s'en rende vraiment compte et que de grands travaux soient entrepris pour généraliser l'usage du tout-à-l'égout.


Entendons-nous bien : les rues médiévales n'étaient pas des modèles de propreté. Les gens y jetaient leurs déchets et déjections, lesquels se mélangeaient à la boue des rues pour former un immonde magma qui servait à nourrir les cochons. Chasser les animaux de la ville et obliger les gens à garder leurs merdes de leur côté de la maison sera une réelle avancée pour la propreté publique. Mais l'image des rues pavées où l'on jetait son pot de chambre pour qu'il soit emporté vers la rivière ne correspond vraisemblablement qu'à une réalité à la charnière des XVe et XVIe siècles.

Pas quelque chose qu'on puisse réellement qualifier de médiéval.

Que faut-il retenir ?

Que les arrière-grands-parents de vos arrière-grands-parents étaient dans l'ensemble beaucoup plus craspecs que vos ancêtres qui vivaient au Moyen-Âge.

De rien.