La littérature pour les feignasses : Thérèse Raquin
Par Rhododactylos le 28 avril 2014, 01:00 - Lien permanent
Aujourd'hui, nous allons étudier le dixième commandement : « Tu ne convoiteras pas la femme de ton voisin »…
… avec Thérèse Raquin, roman naturaliste de Zola publié en 1857. Rassurez‑vous — vous me connaissez maintenant — je ne vais pas vous faire la morale. Vous vous demandez ce qu'est le naturalisme ? On y reviendra plus tard. Quand on dit Zola, on pense généralement « Rougon-Macquart » pour les plus attentifs ou « descriptions relous » pour les autres. Cet ouvrage n'appartient pas à la série des Rougon-Macquart et c'est un des plus courts romans de Zola. Il s'agit de revisiter le topos du ménage à trois avec la fille (Thérèse), le mari (Camille — si, si j'vous jure c'est un homme !) et l'ami du mari (Laurent).
« Y'a moyen d'avoir un résumé pour le contrôle de lecture ? »
Nous sommes à Paris, dans un quartier assez glauque du Passage du Pont-Neuf. Le roman s'ouvre sur une longue description de ce lieu charmant. Il s'agit d'un passage couvert, bordé de magasins, façon Ponte Vecchio à Florence m'voyez ? Sauf qu'on est à Paris au XIXème siècle, avec Zola, donc vous remplacez le ciel bleu par du ciel gris et pollué (« comment ça pluvieux ? ») et les boutiques de luxes par des boui-boui peu recommandables. C'est là que vit Thérèse, personnage éponyme, dans une mercerie, avec sa belle-mère et son mari. Comme on est dans le Nord et que Zola aime les trucs glauques, il se trouve que Camille est le cousin de Thérèse qui a été élevée par sa tante-et-future-belle-mère et que cette chère Madame Raquin vit encore chez Thérèse et Camille. J'vous dis pas l'ambiance le soir ! C'est dans un intérieur kitsch à souhait que, tous les jeudis, se déroule l'habituelle soirée où l'on invite de vieux amis, où l'on mange et boit … et où l'on joue aux dominos. Ça fait rêver hein ? Et si on examinait un peu ces drôles de personnages ? Comment ça « on s'en tape ! » ? Vous pouvez pas comprendre correctement l'histoire si vous ne savez pas à quoi ressemblent ces gens. Donc oui, les descriptions barbantes de Zola ont un sens…
La matrone
Madame Raquin est très protectrice : elle aime son fils et considère Thérèse comme sa fille. Les soirées du jeudi avec les habitués reflètent bien ce côté maternel du personnage : tous font un peu partie de la famille. Quand Laurent sera invité à partager ces soirées, lui aussi sera materné par cette chère madame. Elle n'est donc pas méchante en soi mais juste envahissante. Elle constitue un poids pour Thérèse — et je ne parle pas de son triple menton — et le sera d'autant plus lorsqu'elle sera paralysée.
Camille, l'ami cornu
Camille est un jeune homme maladif, blond avec des taches de rousseur. Il est souvent alité et le soir, c'est une camomille, le bonnet de nuit pour éviter les courants d'air et au dodo. Une bête de sexe donc… En plus d'un physique disgracieux, il présente une caractéristique propre aux enfants couvés par leur mère et maladifs : il simule ! Et non, je ne parle pas de ce qu'il fait au lit puisque justement il n'y fait rien. Faut suivre un peu ! Donc il joue de sa maladie pour se faire plaindre et considère sa femme comme une deuxième mère qui doit être aux petits soins pour lui. Seul point positif ? Il est naïf donc il ne voit pas que ses cornes commencent à toucher le plafond. Ce qui est somme toute assez pratique pour Thérèse.
Laurent, l'ami avec qui vous partagez tout, même votre femme !
Laurent, c'est tout le contraire de Camille. Il est grand, fort, a « un cou de taureau » ; c'est un brun ténébreux qui fait beaucoup d'effet à Thérèse. C'est un artiste — ou du moins se considère-t-il comme tel — et il aime les femmes. Lorsqu'il rencontre Thérèse, il voit en elle une femme que l'on peut facilement séduire. Cette histoire d'amour passionnel le pousse à quitter son emploi dans la journée pour rejoindre Thérèse et lorsque son patron s'en rend compte, il le consigne pendant quinze jours, quinze longs jours sans voir Thérèse, pendant lesquels le désir de la posséder toute entière va le tarauder.
Thérèse qui rit quand on la b…
Thérèse vit une existence monotone entre son mari malade et sa belle-mère. Pourtant, c'est une jeune femme passionnée qui rêve du grand amour. Lorsqu'elle rencontre Laurent, c'est le coup de foudre. Elle voit en lui l'homme, la bête, ce qu'elle n'a jamais eu avec Camille. Au début, ce sont des rendez-vous à la sauvette, dans la chambre conjugale, puis le désir se fait plus grand et elle ne peut plus passer un moment sans penser à Laurent. La proximité de Camille lui devient pénible. Elle décide alors qu'il est temps d'en finir…
François, le chat
Vous allez me dire : « ça y est, elle déraille ! ». Que nenni ! François est très important et régulièrement, il revient au cours du texte comme un fil directeur qui suit les péripéties amoureuses de ses maîtres. Lorsque Laurent et Thérèse sont amants, le regard du chat qui pourrait les dénoncer les amuse car, finalement, la naïveté de Camille les rend insouciants. Mais après le meurtre, le regard du chat devient celui du fantôme de Camille, revenu pour hanter les deux amants. Un soir, Laurent n'en peut plus et balance le chat par la fenêtre. Il restera à agoniser pendant des heures. Certes, ça n'a pas été mis sur Facebook et Laurent n'a pas été accusé du meurtre du chat : qui se soucie d'un chat au XIXème ? Seule Madame Raquin, attachée à la bestiole à moustache, sera très triste de sa mort et le pleurera plus que son propre fils.
C'est Laurent et Camille qui sont sur un bateau…
Il y a deux tentatives de meurtre sur Camille et ces deux tentatives ont lieu le même jour. Un dimanche où le trio amoureux fait une sortie sur les bords de Seine, Laurent envisage d'abord d'étouffer Camille. Puis, comprenant que la mort accidentelle ne pourra pas être plaidée, il trouve une seconde solution beaucoup plus fourbe. Il propose une promenade en barque — Camille ne sait pas nager — et, une fois à l'abri de fourrés, Laurent entraîne Camille dans une danse folle qui fait tanguer dangereusement la barque. Camille crie « Maman » mais Laurent s'en tape et saute sur Camille, l'étrangle à moitié et le jette dans l'eau, le tout sous les yeux d'une Thérèse paralysée par l'émotion. La longue description physique des deux hommes prépare ce moment et explique que Camille se soit trouvé en difficulté. Laurent avait un « poing à assommer un bœuf » ; cela lui suffit pour balancer Camille à la baille. Mais Camille se défend et mord Laurent au cou en lui enlevant un bout de chair : cette marque sanglante ne cicatrisera jamais et symbolise les remords qui rongent le personnage. Il demandera d'ailleurs à Thérèse de l'embrasser pour conjurer le sort mais Thérèse refuse parce que « vazy comment c'est trop dégueu ton truc ! ». Laurent fait enfin chavirer la barque et se retrouve à l'eau avec Thérèse et c'est ainsi qu'ils sont récupérés et que la thèse de l'accident est retenue. Laurent passe même pour un héros car il a sauvé Thérèse d'une mort certaine. Pff ces hommes ! Tous les mêmes ! Des biscottos et hop, ça se croit digne d'une épopée homérique…

Après le meurtre, les amants cessent de se voir et se comportent l'un et l'autre comme de simples amis pour ne pas éveiller les soupçons. Bien évidemment, ils ne sont pas soupçonnés car des marins qui traînaient à proximité ont vu toute la scène : la danse, la barque qui tangue, les gens qui tombent à l'eau, toussa toussa. C'est un peu comme les appels à témoins : tout le monde a vu quelque chose mais rarement un truc important. Ben là, c'est pareil. Face à un tel témoignage et à l'état de choc de Thérèse, il ne vient à l'esprit de personne de les soupçonner. Bref, le crime parfait existe, n'en déplaise à Agatha Christie ! Ils attendent donc la période réglementaire de deuil pendant laquelle Thérèse joue à la perfection son rôle de veuve éplorée et Laurent son rôle d'artiste en se tapant une de ses modèles. La routine, quoi. Le corps de Camille est enfin retrouvé et Laurent se rend à la morgue, soi-disant pour éviter à Thérèse un traumatisme supplémentaire, en réalité parce qu'il veut être sûr que Camille est bien mort. Il fréquente donc régulièrement la morgue et commence à pédaler dans la semoule car tous les portraits qu'il essaie de peindre ressemblent à Camille noyé… Le temps passe et les folles soirées « dominos » du jeudi reprennent. Voyant l'air affligé de Thérèse, l'un des amis de la famille glisse dans le conduit auditif de Mme Raquin que sa nièce a besoin de se faire troncher de retrouver un mari et lui suggère Laurent. Maman Raquin approuve car elle aussi est sous le charme du beau brun ténébreux. Thérèse et Laurent se marient donc et vont pouvoir vivre leur amour au grand jour. Sauf que ça ne se passe pas exactement comme prévu…
« Lasciate ogni speranza, voi che'ntrate »
Cette citation ô combien célèbre n'est pas là au hasard. C'est une véritable descente aux enfers que vont vivre Thérèse et Laurent. Hantés par les remords, ils ont le sentiment que Camille les hante. Lorsqu'ils s'embrassent ou lorsqu'ils sont au lit, ils sentent le corps du noyé se glisser entre eux pour les punir. J'vous raconte pas la nuit de noces ! Un truc à trois mais en vachement plus glauque. D'autant plus que le plan à trois s'accompagne d'un voyeur : François le chat. J'vous avais bien dit que la bestiole à moustaches allait être importante, non mais ! Alors quand on vous dit « chat » vous pensez à « petite-chose-toute-meugnonne-avec-une-frimousse-toute-kawaï », le tout avec des n'étoiles dans les yeux. Ben François c'est pas ça du tout !

Voilà donc que le regard de François devient obsédant et les amoureux qui sont en train de dérailler complètement voient Camille dans ce regard. À mon avis, z'ont dû trop respirer les champis de l'humide mercerie, les deux ! Il n'empêche que la sensation de dormir avec un fantôme, d'être matés par un chat psychopathe — bon en fait, il est juste obèse et passe son temps sur une chaise à les regarder parce qu'il est trop gros pour faire autre chose — de sentir la cicatrice de la morsure de Camille brûler, le tout combiné au manque de sommeil provoque des réactions bizarres chez les deux amants. Laurent, calme et placide, devient nerveux, contaminé par la nature de Thérèse et en devient violent. Puisqu'il ne peut pas re-tuer Camille, il décide tout simplement de tabasser sa femme pour se passer les nerfs. Donc Mesdames, si votre mari vous bat, c'est qu'il a sûrement un cadavre dans le placard… Thérèse et Laurent vivent donc dans la peur, l'une de se faire battre, l'autre de sentir le corps de Camille prendre de plus en plus de place (« Humm… je m'égare »). Laurent devient de plus en plus soupçonneux et pense que Thérèse va le dénoncer à la police. Il se met à la suivre. Thérèse de son côté essaie de prendre un amant pour changer d'air mais cela ne sert à rien.
Le pire dans tout ça, c'est Mme Raquin. Devenue paralytique après la mort de son fils bien aimé, elle est considérée comme un meuble par Thérèse et Laurent. Au cours d'une crise, Laurent oublie sa présence et revient sur le meurtre. La paralytique apprend ainsi que son fils a été tué par sa chère bru et son mari. Elle tente de les dénoncer un jeudi à l'un de leurs amis ex-commissaire de police mais elle ne fait que prononcer des mots incompréhensibles et personne ne la croit. La loose ! Elle doit donc vivre un calvaire avec comme seule compagnie son désir de vengeance.
Les mois passent et ils en viennent à l'ultime décision : puisqu'ils ne peuvent être heureux ensemble, alors l'un des deux doit mourir. On dit souvent que le premier meurtre est le plus difficile et que les suivants sont moins pénibles — oui, tous les westerns vous le diront. Ce n'est pas vraiment le cas et ils tergiversent longtemps pour savoir où, quand et comment. Z'auraient mieux fait de jouer au Cluedo le jeudi soir, ça leur aurait donné des idées. Laurent se décide finalement pour le poison, arme normalement réservée aux femmes. Cela en dit long sur son évolution psychologique : lui qui incarnait la force au début du roman n'est plus qu'une sombre merde qui n'ose plus se servir de ses poings à part pour frapper sa femme ou balancer le pov' François par la fenêtre… Quant à Thérèse, elle choisit un couteau de cuisine. Étant une femme, il est normal qu'elle ait ce genre d'accessoire sur elle. On est au XIXème, je vous rappelle ! Cela aurait pu marcher mais l'état de tension intense leur confère une sorte de sixième sens et ils se surprennent tous deux dans leurs préparatifs maladroits. Et là, c'est le drame ! Toute le stress accumulé leur tombe dessus et ils s'effondrent : c'est la grosse crise de larmes avec bisous et un semblant de réconciliation. On pourrait résumer leur dernier dialogue par ceci.
Thérèse — Oh chéri, on a pensé en même temps à se tuer !!! Trop un truc de ouf quoi ! Allez on s'embrasse.
Laurent — Humpf.
Oui sa maman lui a appris qu'il ne fallait pas parler la bouche pleine.
C'est alors une révélation pour eux : seule la mort pourra les apaiser. Ils décident donc d'en finir, en se partageant le poison. La mort est instantanée et comble du « romantisme », ils tombent l'un sur l'autre, la bouche de Thérèse venant se poser sur la fameuse cicatrice. Elle semble ainsi reconnaître en quelque sorte sa culpabilité. Le tout se passe sous le regard de Mme Raquin qui prend son pied en les voyant s’entre-tuer. Elle peut ainsi savourer sa vengeance.
Le roman se clôt donc sur le spectacle très glauque des deux cadavres qui restent sur le sol, couvés du regard par une vieille paralytique, le tout éclairé par une lumière jaunâtre. Glamour hein ?
Pour conclure : pourquoi Zola ne décrit-il pas les cadavres ?
Effectivement, la description des cadavres n'occupe que quelques lignes. Étrange, me direz‑vous, pour un romancier comme Zola. C'est tout simplement que la mort en tant que telle des coupables ne l'intéresse pas. Thérèse Raquin c'est avant tout le récit de deux tempéraments qui s'unissent puis se déchirent, le récit de la longue descente aux enfers et de la folie qui gagne des meurtriers accablés de remords. Une fois morts, Thérèse et Laurent ne servent plus à Zola. Après avoir passé deux cents pages à observer ses cobayes et à noter scrupuleusement leurs réactions suite à l'introduction d'une nouvelle donnée dans leur environnement, le professeur Zola ne s'intéresse plus aux souris mortes mais cherche maintenant d'autres cobayes pour d'autres expériences…
Commentaires
Continue la littérature comme ça, j'adore ! Mes profs de français ne m'avaient pas convaincu, mais depuis que je te connais, mon regard sur les textes et l'étude du français change.
Merci.