En principe, vous avez tous déjà entendu parler de l'espéranto. Normalement, vous savez qu'il s'agit d'une langue construite — c'est à dire qui a été inventée telle quelle et n'est pas le fruit d'une évolution à partir d'une autre langue — et que c'est d'ailleurs la plus connue des langues construites. Si vous êtes curieux, vous aurez remarqué qu'il y avait des candidats pour la promotion de l'espéranto aux dernière élections européennes.

Parce que oui : au lieu de parler leur langue dans leur coin, comme tout amateur de klingon, de quenya ou de kotava qui se respecte, bon nombre de ces gugusses se sont mis en tête d'imposer leur immonde sabir comme langue de communication internationale, en particulier au sein des institutions européennes ou à l'ONU.

Fort heureusement, personne ne les a pris au sérieux. Mais ça ne va pas forcément durer éternellement : des gens aussi médiatiques que Jean-Luc Mélenchon ou Éva Joly (qui baissent durablement dans mon estime pour cette raison) apportent leur soutien à ces revendications.


Alors, allez-vous me demander, pourquoi êtes-vous si acerbe, Maître ? (Le premier qui me tutoie recevra la visite de Branko et Goran, mes deux mercenaires serbes. Les suivants aussi.)

Eh bien déjà, parce que l'espéranto, c'est moche. Mais vraiment. Vi kredas ke mi diras tion por ridi ? Les partisans de ce magma auditif prétendent que la langue a été conçue pour être très expressive et poétique. Je me gausse. Elle est froide, mécanique et dénuée d'âme. Voilà.

Plaît-il ? Des arguments rationnels ? Rhô ! Mince ! Vous m'en demandez beaucoup… Bon, c'est bien parce que c'est vous, hein !

Nan, pis regardez-moi ce drapeau : une étoile et du vert, vous n'allez pas me dire que c'est pas un truc de terroristes islamistes ?!

Attends, tu voudrais pas parler un peu de l'espéranto ?

— Nan, paske, genre moi, j'y connais rien à cette bête-là… Allez, sois sympa !

— Goran, Branko ! Veuillez accompagner cet individu au fleuve le plus proche. Et n'oubliez pas ses chaussettes en ciment, il pourrait prendre froid !


Bon, l'espéranto…

Vous vous souvenez de la brève d'AwesomeCastor sur la programmation qui était philosophique ? Retournez la lire, parce qu'elle renferme un détail d'importance pour notre petite histoire.

Comme l'explique le sieur Castor, des gens très intelligents ont commencé au XVIe siècle à vouloir créer une forme de langage, qui ne serait la langue maternelle de personne et par conséquent mettrait tout le monde à égalité, fondée sur un système le plus logique possible, limitant ainsi les incompréhensions. Ce fut un échec cuisant du point de vue de la communication car, d'une part, l'être humain est trop illogique pour arriver à penser de manière strictement logique dans un délai raisonnable pour la communication ordinaire, d'autre part, l'humain est trop fourbe pour se satisfaire d'une langue sans ambiguïté.

Cependant, à partir du XIXe siècle, avec les débuts de la mondialisation, les tensions internationales que celle-ci a générées et les projets plus ou moins communistes d'unir les travailleurs de tous pays, disposer d'une lingua franca libérée du nationalisme est devenu plus qu'une utopie de philosophes, un véritable besoin.


Curieusement, la première langue universelle entièrement constituée dont on ait la trace fut créée dans un tout autre but. Dans le courant du XVIIIe siècle, des prêtres et médecins ont commencé à comprendre que les sourds n'étaient pas des imbéciles sous prétexte qu'il n'arrivaient pas à apprendre le langage articulé : des gens comme Thomas Braidwood ou Charles Michel de l'Épée ont découvert que les sourds-muets communiquaient entre eux par un langage gestuel très complexe et ont entrepris de le codifier et de s'en servir pour enseigner aux enfants sourds. Seulement, ces langues des signes n'étaient pas inter-compréhensibles d'un pays à l'autre — pour la petite histoire, l'américain des signes ressemble beaucoup au français des signes et s'avère incompréhensible pour un sourd de Grande-Bretagne — et vers 1827, François Sudre, un violoniste et professeur de musique français inventa le solrésol, une langue totalement artificielle qui n'utilise que des notes de musique et les possibilités d'allongement et d'accentuation que permet la musique. Il inventa en même temps une manière de représenter les sept notes de la gamme sous forme de signes de la main ou de couleurs, de manière à ce que les sourds et les aveugles puissent aussi s'en servir. Et cette langue étant entièrement artificielle, elle était utilisable internationalement.

Son invention eut un immense succès auprès des sourds-muets. Encore aujourd'hui, elle se montre très simple à apprendre, en particulier pour les illettrés, du fait qu'il n'y a que sept signes à connaître. Pour le reste du monde, en revanche, il était sans doute trop tôt. Le solrésol est ce qu'on appelle une langue a priori : elle n'imite pas le système ni surtout le vocabulaire d'une langue pré-existante. Toutes les langues de communication internationale ayant eu un certain succès par la suite furent des langues a posteriori — donc fondée en grande partie sur une ou des langues existantes — et il faudra attendre la naissance du kotava en 1978 pour qu'une langue auxiliaire a priori parvienne à percer.


François Sudre, ce pur bogoss.

Revenons au XIXe siècle. À partir des années 1860, l'idée se met à germer de créer une langue de communication dont l'apprentissage comme deuxième voire troisième langue serait facilité par deux moyens : le vocabulaire serait largement constitué de celui des principales langues européennes du temps — français, allemand et, dans une moindre mesure, anglais et russe — sous une forme plus ou moins adaptée et la grammaire, en particulier la morphologie, serait réduite au strict minimum.

En 1868, le linguiste français Jean Pirro publie universalglot. On y retrouve tout ce qui caractérisera les langues auxiliaires créées par la suite : le vocabulaire est très français, tout en essayant de régulariser la dérivation, la grammaire repose presque entièrement sur la syntaxe et l'invariabilité devient la règle, l'anglais sert de supplément là où le français n'est pas assez univoque. Voici un exemple d'universalglot : « I grate vos pro el servnes ke vos habe donated ad me. Kred, men senior, ke in un simli fal vos pote konten up me. Adcept el adsekurantnes de men kordli amiknes. ».


En Allemagne, un projet similaire naît en 1879 sous la plume de Johann Martin Schleyer : le volapük. Beaucoup plus agglutinant que l'universalglot et plus fondé sur du vocabulaire germanique, cette langue réunit plus de cent mille adeptes en quelques années. Mais le succès ne fut que de courte durée : vers 1920, la langue a quasiment disparu et de nos jours, on estime qu'il ne reste qu'une vingtaine de locuteurs. Elle souffrait en effet de trois défauts majeurs.

Tout d'abord, la grammaire restait trop complexe aux yeux des gens de l'époque : quatre cas, un système verbal complexe utilisant des circumfixes et, surtout, si le vocabulaire était a posteriori, l'essentiel des affixes dérivationnels et des petits mots type pronoms personnels était a priori.

Ensuite, le vocabulaire emprunté était lourdement transformé pour cadrer avec des racines triphonémiques, le rendant méconnaissable. Prenons un exemple. « Ven lärnoy püki votik, vödastok plösenon fikulis. Mutoy ai dönu sukön vödis nesevädik, e seko nited paperon. ». Püki vient de speak, votik de other, vöd de word, fikulis de difficulties, sukön de suchen, paperon de perdre. Oui, le lien est difficile à voir. Ce qui au final en fait une langue présentant les mêmes difficultés qu'une langue a priori sans en offrir les avantages.

Enfin, Schleyer s'est avéré quelqu'un d'assez tyrannique, qui refusait qu'on modifiât la langue pour la rendre plus efficace. Cela passait d'autant moins bien auprès de ses adeptes que lui-même maîtrisait fort mal la langue. De nombreux projets dissidents se formèrent et disparurent tout aussi vite. Et la plupart des locuteurs finit par se tourner vers un nouveau venu, que nous connaissons bien…


Ludwik Lejzer Zamenhof est en 1878 un jeune homme de presque vingt ans, Juif de Pologne. La Pologne de manière générale et la ville qu'il habite en particulier souffrent d'un mal difficilement curable : y vivent des Polonais, des Allemands, des Russes et des Juifs, qui parlent tous une langue différente et ne se comprennent pas. C'est dans ce contexte qu'il créée une première langue auxiliaire, ayant vocation à faciliter la communication entre locuteurs natifs de langues différentes. Mais cette volonté de faire communiquer les peuples est à l'époque assez connotée et, lorsqu'il part faire ses études en Russie et confie le manuscrit à son père, celui-ci le brûle par crainte de la police tsariste.

C'est à son retour qu'il créée une nouvelle version de la même langue, pas totalement identique, dont il publie les premières bases en 1887 : l'espéranto ! Le succès est fulgurant auprès des amateurs de volapük et, dès 1888, le club de volapük de Nürnberg se mue en un club d'espéranto ; ce sera le premier d'une longue lignée.

La recette est la même que pour les tentatives précédentes : agglutination, vocabulaire roman suppléé par d'autres langues européennes quand nécessaire, morphologie minimaliste, nombreux affixes dérivationnels. Mais visiblement, Zamenhof a su trouver le bon dosage de chacun de ces éléments et le succès ne se dément pas.

Il est vrai qu'au premier abord, la langue est rudement bien pensée. Les substantifs se terminent en -o (patro, mano, filio, gramatiko), un -j marque le pluriel (unu mano, du manoj) et un -n marque le COD (mi vidas mian patron). Les adjectifs se terminent en -a et utilisent le même système (viro = homme, vira = viril, mi vidas du manojn virajn). Dans les verbes, le temps est marqué par un suffixe unique et c'est tout : présent (mi vidas, vi vidas, li vidas, etc.), passé (mi vidis), futur (mi vidos), infinitif (mi vidas la kato trinki). Enfin, il est possible de créer plein de nouveaux mots sur une même racine avec tout un tas d'affixes : vulpo « renard », vulpido « renardeau », vulparo « meute de renards », vulpejo « terrier de renard », vulpego « gros renard », etc.

Bref, que des qualités ! Si du moins on se contente de la propagande des espérantistes qui se gardent bien de présenter tout le détail de la langue à ceux qu'ils essayent de convertir. Nous allons donc voir que, quoique clament ses partisans, l'espéranto ne remplit pas les objectifs qu'il s'est fixé.

Échec critique à votre jet de sagesse.

Zamenhof avait trois objectifs en tête : créer une langue universelle, simple et parfaitement régulière. Nous allons voir qu'il s'est foiré lamentablement sur les trois points.


L'universalité, tout d'abord. C'est un vœu pieux. Il est parfaitement impossible de créer une langue qui soit familière et donc facile à appréhender par des locuteurs du monde entier ou même ne serait-ce que des principaux groupes linguistiques. En effet, la diversité des langues est telle qu'elles en deviennent tout à fait irréconciliables.

Il y a bien quelques universaux mais c'est trop peu pour en tirer un système complet, d'autant qu'il s'agit généralement de considérations assez obscures. Par exemple, on sait que toutes les langues du monde qui font la différence entre plusieurs genres grammaticaux (masculin, féminin, etc.) font aussi la différence entre plusieurs nombres (singulier, pluriel, etc.). Ou encore, toutes les langues possèdent des mots pour dire blanc, noir et rouge, même quand elles n'ont pas de mot particulier pour décrire les autres couleurs. Avec ça, on est bien pour parler des fuites urinaires de Tata Germaine…


La femme, vue par les espérantistes. Comme ce n'est pas un argument rationnel, je ne me suis pas appesanti dessus mais les noms espérantos sont au masculin et il faut leur adjoindre un suffixe pour en faire des féminins. Une femme se dit virino et une mère se dit patrino. Mar_lard, je t'ai trouvé un nouvel ennemi !

La simplicité, ensuite. Passons bien vite sur le fait qu'une langue agglutinante n'a rien de simple pour un locuteur de langue isolante, comme le chinois. La grammaire de l'espéranto est indéniablement extrêmement rapide à apprendre. Là où la langue pêche, c'est au niveau de la compréhension. Il est possible de combiner absolument tout et n'importe quoi et la dérivation du vocabulaire est fortement encouragée, ce qui implique de devoir déconstruire les mots qu'utilise son interlocuteur. Par exemple, diseriĝi signifie « se désintégrer » et est composé de dis-, préfixe marquant la séparation, -er-, suffixe de l'unité constitutive, -iĝ-, suffixe de transformation et -i, marque de l'infinitif. Vous avez bien lu, il n'y a pas de radical. En français, ça donnerait *distomir. Avouez que ce n'est pas exactement simple à analyser…

Ensuite, le régime des verbes est impossible à déterminer : il n'est pas possible de savoir si un verbe sera transitif ou intransitif ou encore quelle préposition il faudra employer avec : faut-il dire « aller au coiffeur » ou « aller chez le coiffeur », en gros.

Enfin, il n'est pas possible de deviner si une racine est verbale ou nominale. Ainsi, la racine martel- est nominale, on dit martelo « marteau », alors que la racine seg- est verbale, segi signifie « scier » et il faut lui adjoindre le suffixe d'outil pour obtenir segilo « scie ».

De manière générale, l'espéranto a l'air globalement simple — je dis globalement, parce qu'il faut se fader le tableau des corrélatifs — jusqu'à ce qu'on doive se frotter au vocabulaire. J'y reviendrai dans la section suivante.


La régularité, enfin. Si un espérantolâtre essaye de vous convertir, il va nécessairement vous dire à un moment donné ou à un autre « il n'y a pas d'irrégularité en espéranto ». C'est — des — conne — ries ! Prenons un par un les gros échecs de Zamenhof en termes de régularité.

Numéro un : les pronoms personnels. Tous les noms, les adjectifs et les pronoms forment leur pluriel par l'adjonction d'un -j (la patro, la patroj)… sauf les pronoms personnels qui ont des formes variables, comme dans les langues indo-européennes : le pluriel de li, c'est ili.

Numéro deux : les corrélatifs. Ce sont toute une série de petits mots formés par un jeu de meccano : tio = « ça », kio = « quoi », kiu = « qui », kie = « où », kies = « de quoi », ties = « de ça », tie = « ici ». C'est vachement synthétique et le tableau est parfaitement cohérent… sauf avec le reste de la langue. Ainsi, le suffixe -e y marque le lieu, alors que dans tous les autres mots, il marque les adverbes de manière : la viro « l'homme », vire « virilement ». Du coup, la manière est exprimé par le suffixe -el dans les corrélatifs : kiel « comment ». Autre exemple, les corrélatifs ont un suffixe -es pour marquer la possession. D'une, la possession est normalement marquée par la préposition de (la mano de la viro) ou la forme adjectivale des pronoms personnels (mia mano), de deux, tous les autres suffixes en -s (-as, -is, -os, -us) servent à conjuguer les verbes, ce qui en fait une incohérence compte double, bien joué !

Numéro trois : le vocabulaire. Alors là, c'est le grand n'importe quoi. Déjà, à force d'emprunter des mots aux langues indo-européennes, ce qui devait arriver arriva, on a des racines différentes ayant le même sens : on a regi « gouverner » mais reĝo « roi » ou encore meti « mettre » mais permesi « permettre ». Par exemple, manuskripto devrait se dire *manoskribito. Ensuite, des mots dérivés ont été empruntés aux langues d'origine au lieu d'être dérivés des racines existantes : studi donne studento, le suffixe -ent- n'existant pas dans la langue. Ou pire : fido « foi » devrait donner *fida « fidèle » en toute logique… mais non, on dit fidela. Bref, c'est le bordel…

Parce que l'idée de base n'était pas si con…

Il est vrai que la communication internationale est un joyeux bordel. Au sein de l'Union Européenne, la nécessité de traduire toute la législation et toute la documentation dans absolument toutes les langues officielles des états membres génère une dépense inouïe. Alors oui, une langue commune à tout le monde serait bien utile.

On pense évidemment à l'anglais. Mais l'anglais étant la langue maternelle de certains et pas d'autres, il y a un déséquilibre préjudiciable à la bonne entente entre les peuples, sans compter les implications nationalistes qu'il y a à décréter que la langue d'un peuple est celle du monde entier.

Alors voilà. Il faudrait une langue qui ne soit celle d'aucun peuple, qui soit bien documentée et permette de tout exprimer sans exception, qui soit évolutive et si possible qui soit familière à une partie de ses locuteurs. Et cette langue est toute trouvée : c'est le latin.

Plus personne ne parle latin comme langue maternelle donc pas de jaloux. La langue est extrêmement riche et permet aussi bien de raconter des blagues de cul que de parler de thermodynamique. Le Vatican montre jour après jour qu'il est assez facile de créer des mots latins pour toutes les nouvelles réalités technologiques et sinon, le latin antique ne dédaignait pas les emprunts aux langues étrangères. Enfin, la quasi totalité du vocabulaire technique des langues du monde étant en latin ou en grec latinisé, on ne devrait pas être dépaysés au moment d'apprendre le vocabulaire qui dépasse le stade anal. Et petit bonus : contrairement à l'espéranto, le latin permet aussi de s'ouvrir à presque toute la littérature et toute la science de l'Europe du IIIe siècle avant JC au XVIe siècle après.

J'irai même plus loin. Ce n'est pas tant le latin classique, assez formalisé, qu'il faudrait utiliser, que le latin médiéval du XIIe siècle. Celui-ci est plus souple, utilise des tournures plus modernes et a fait la preuve de son efficacité comme langue internationale puisque c'était la langue de communication des étudiants et des scientifiques de toute l'Europe, y compris ceux dont la langue maternelle n'était pas romane. Et s'il s'avère que le système est trop complexe au quotidien, la solution est toute trouvée : Giuseppe Peano a inventé en 1903 le Latino sine flexione, une transformation minimale du latin visant à faire disparaître les déclinaisons et le gros de la conjugaison en les remplaçant par des structures syntaxiques. Voyez vous-mêmes.

Latino es lingua internationale in occidente de Europa ab tempore de imperio romano, per toto medio aevo, et in scientia usque ultimo seculo. Seculo vigesimo es primo que non habe lingua commune. Hodie quasi omne auctore scribe in proprio lingua nationale, id es in plure lingua neo-latino, in plure germanico, in plure slavo, in nipponico et alio. Tale multitudine de linguas in labores de interesse commune ad toto humanitate constitute magno obstaculo ad progressu.

Alors hardi, mes amis ! Faisons du latin médiéval la langue officielle de l'Union Européenne et de l'ONU et boutons l'anglois de ce rôle !