Alors que Gangnam Style vient de pousser le record mondial au dessus de deux milliards de vues sur ToiTuyau, ce qui représente mine de rien 28 % de la population mondiale — un peu plus ou un peu moins, entre le cliché n° 1 qui l'a regardé cent fois pour travailler la choré et le cliché n° 2, la communauté africaine de cent personnes qui l'a regardé autour de l'unique ordinateur du village — je me disais qu'on parlait beaucoup trop de l'aspect économique de la mondialisation mais pas tellement de son aspect culturel.

Le phénomène en question

La mondialisation, on sait tous ce que c'est : c'est ce phénomène qui fait que de plus en plus, les événements dans le monde sont tous liés entre eux, formant un système mondial, interconnecté et de plus en plus interdépendant. Ce qu'on sait moins, c'est que c'est un phénomène très ancien : au IIe siècle avant Jésus Christ, Polybe affirmait : « Avant, les événements qui se déroulaient dans le monde n’étaient pas liés entre eux. Depuis, ils sont tous dépendants les uns des autres. ». Alors bien sûr, la mondialisation des Romains s'arrêtait aux confins élargis de la Méditerranée mais l'idée était déjà là.

Des voies romaines et messagers impériaux, on est passé aux caravanes et caravelles des XVe et XVIe siècles, aux bateaux à vapeur, à la locomotive, au télégraphe, à l'aviation, au téléphone, pour en arriver à l'Internet qui rend de plus en plus de communications instantanées. La Terre ressemble plus que jamais au « village » de Marshall MacLuhan, les obstacles physiques n'ayant pratiquement plus d'importance, ne subsistant plus que les obstacles économiques et politiques.

Pénétration pacifique

En résulte une augmentation exponentielle du nombre de contacts interculturels, qui durent certes depuis longtemps mais se sont amplifiés ces dernières années. Au point de produire quelque chose qui ressemble de plus en plus à une culture mondiale. Longtemps cette mondialisation culturelle a été assimilée dans les discours à la domination de la culture anglo-saxonne, celle de New York, Hollywood et Londres, domination allant de pair avec la domination économique et militaire de l'Angleterre, puis des États-Unis sur le monde.

Témoins de cette domination, au hasard, l'universalité de la langue anglaise ou l'extraordinaire diffusion des blockbusters hollywoodiens ou d'artistes musicaux comme Michael Jackson. La liste des albums les plus vendus dans le monde (sur Wikipédia) est révélatrice : sur 72 albums qui se sont écoulés à plus de vingt millions d'exemplaires dans le monde, tous sont de langue anglaise à une exception près : Supernatural, de l'artiste mexicain Carlos Santana. Et encore, il y a des chansons en anglais sur l'album.

Cependant il me semble que ces dernières années la donne change. Il y a d'abord l'entrée de nombreux pays dans la mondialisation. Mais si, souvenez-vous vos cours de géographie, le Japon et les NPI (Nouveaux Pays Industrialisés : Corée du Sud, Taïwan, Singapour et Hong-Kong) il y a vingt ou trente ans et aujourd'hui les pays émergents comme la Chine, le Brésil, le Mexique, la Russie, la Turquie, l'Afrique du Sud… Et d'autre part le caractère de plus en plus cosmopolite des sociétés occidentales, les États-Unis au premier chef où les communautés noire, latino et asiatique prennent une importance croissante, au détriment de la majorité WASP qui ne sera bientôt plus qu'une minorité parmi d'autres.

L'affiche du dernier Godzilla par Gareth Evans

Les signes visibles dans la culture populaire se multiplient. Psy et son Gangnam Style, qui reprend grosso modo les codes de la dance music occidentale (gros son pour danser, clip et choré) en y rajoutant sa (maigre) touche coréenne, en sont un symbole dans le domaine musical mais le cinéma n'est pas en reste. Le Japon pénètre de plus en plus les imaginaires mondiaux, à plusieurs niveaux : on peut citer le récent remake de Godzilla, l'indétrônable One Piece ou encore Dragonball. Récemment, Pacific Rim, film tout à fait hollywoodien dans l'âme était réalisé par le mexicain Guillermo del Toro et basait son imaginaire comme son action en Asie de l'Est, reprenant à son compte robots géants et kaijus. Le cinéma sud-coréen, un peu moins grand public, a lui aussi accompli une remarquable percée en Occident ces dernières années, avec des films comme Memories of Murder, The Host (Bong Joon-Ho) ou encore The Chaser (Na Hong-Jin). Certains de ces réalisateurs sud-coréens ont d'ailleurs récemment « pactisé » avec le démon Hollywood, pour produire par exemple Le Dernier Rempart (avec Schwarzie) de Kim Jee-Won ou le récent Snowpiercer (adaptation franco-américano-coréenne d'une BD française donc) de Bong Joon-Ho. Oui, moi aussi j'ai du mal avec leurs noms.

Revers de la même médaille, on voit fleurir aux États-Unis des USA américains d'Amérique de nombreux remakes de films asiatiques ; on en compte trois rien que depuis le début de l'année : le Godzilla de Gareth Edwards, 47 Ronins de Carl Erik Rinsch et Old Boy de Spike Lee. Alors certes, Bollywood ou Nollywood s'exportent encore très peu au delà de leur aire culturelle mais une expansion à l'asiatique (aucun rapport avec Hiroshima) me semble très probable dans les années qui vont venir.

Une culture mondiale

Je me suis beaucoup concentré jusqu'ici sur la dimension la plus visible du phénomène, les arts et produits culturels, mais bien sûr il faut beaucoup plus que ces signes avant-coureurs pour faire une culture mondiale.

En effet, une culture c'est beaucoup de choses et d'abord une compréhension commune. Et en attendant que l'espéranto ne prenne le pouvoir, l'anglais est actuellement bien parti pour devenir la langue de communication mondiale, étant donné son statut de sabir moderne. Il est ainsi plus ou moins parlé par un milliard et demi de personnes, ce qui peut sembler une faible proportion mais il semble logique que plus le niveau d'éducation de la population progressera, plus l'apprentissage de l'anglais sera généralisé. J'ose supposer qu'à l'horizon 2050 ou 2060, le renouvellement de la population aidant, le taux de personnes parlant anglais sur Terre avoisinera les 80 %.

Mais… ça ne suffit toujours pas. Une culture, c'est aussi des modes de vie similaires, des systèmes de valeur communs, des traditions, des croyances partagées… Et force est de constater qu'on en est encore loin, tant les modes de vie et de penser diffèrent d'un bout à l'autre de la planète. Il y a là la barrière du niveau de vie bien sûr, mais quantité d'autres petits détails qui ne semblent pas près de changer.

Pourtant là encore une uniformisation est décelable, avec un mode de vie « occidental » qui gagne du terrain, en Asie de l'Est, en Amérique Latine, au Moyen Orient. Une cuisine mondiale de la pizza, du sushi, du kebab du burger ou de la glace, trouvable aux quatre coins du globe. Une architecture de gratte-ciel se répandant dans toute ville se voulant « métropole ». L'agriculture et la production industrielle notamment sont aujourd'hui uniformisées. Il ne s'agit d'ailleurs pas que des pays dits « développés » : qui saurait démêler aujourd'hui les origines de la noix de coco, de l'ananas, de la banane ou du melon, réunis sous le nom générique de « fruits tropicaux » ?

Mais au delà de tous ces critères qui font une même culture, un dernier me semble fondamental : une conscience collective d'appartenir à la même culture. On peut prendre l'exemple des cultures issues de l'ancienne Yougoslavie, slovène et croate en tête, ou encore des Tchèques et des Slovaques, pour démontrer qu'une démarcation volontaire entre deux cultures originellement très proches est possible ! Il faut se demander quand l'homme arrêtera de se définir par rapport à sa nation ou à sa religion, pour se définir d'abord comme humain. Comme ça, là, en voyant l'engouement pour la coupe du monde de foot et les regains nationalistes européens, c'est pas demain la veille, mais finalement pourquoi pas, d'ici 100 ou 150 ans ?

Le mouvement altermondialiste, premier mouvement d'opinion globalisé.

Cette « conscience de culture » passerait par un dialogue politique et social à l'échelle de la planète, dont on voit aujourd'hui les premiers balbutiements avec la grève des employés de fast-food qui se veut mondiale, mais peine à passer les frontières. La conscience d'enjeux communs pour tous les peuples pris dans la mondialisation, voilà un vieux rêve socialiste. Un gouvernement mondial qui impliquerait un consensus autour du mode de gouvernement (démocratie ou pas).

Je divague, je spécule, peut-être un peu trop… Mais j'aimerais faire un parallèle avec la France du XIXe siècle. En 1893, le trajet Paris-Marseille se faisait en 14h par le chemin de fer — faut-il le préciser, il n'y avait pas encore le TGV ! — alors qu'aujourd'hui il faut à peine une heure de plus pour voler de Paris à Tokyo. En termes de temps de parcours — et je ne parle pas d'Internet — la Terre est donc un peu plus grande que la France du XIXe siècle. Et pourtant à l'époque, grâce à des moyens certes peu recommandables puisque impliquant une propagande massive et des châtiments corporels, on avait converti la quasi-totalité de la population du pays à la langue française et aux valeurs de la République. Pensez-donc, en 1863 encore, 7,5 millions de Français ne parlaient pas français, soit 20 % de la population…

Ainsi l'émergence d'une culture mondiale est selon moi inéluctable — enfin, je serai peut-être mort avant, hein ! — dans la mesure où la mondialisation continue à son train actuel et où Internet reste libre de barrières. Mais est-ce un bien ou un mal ?

Le pour et le contre

Pour poursuivre le parallèle précédent, l'uniformisation de la culture française est aujourd'hui de plus en plus décriée pour avoir tué un nombre incalculable de dialectes — on en dénombrait plus de 600 en France au XVIIe siècle ! — de cultures, de particularismes locaux… Quid de la mondialisation actuelle ? Il y a évidemment des dommages collatéraux, quasiment irrémédiables dans un tel contexte, de nombreuses langues qui disparaissent parce qu'elle n'ont plus lieu d'être dans des bassins de vie élargis et qui sont perdues à jamais pour l'humanité, avec tous les trésors qu'elles gardaient. Il y a tous ces modes de vie ancestraux qui reculent devant un mode de vie global, dont on est loin d'être sûr qu'il soit meilleur.

Malgré cela je pense qu'il est possible de parvenir à un équilibre entre uniformisation et spécificités culturelles. Pour commencer il est tout à fait possible d'entretenir une culture locale dans le cadre mondialisé actuel. Des communautés parfois très petites existent sur le web. Des diasporas parmi les plus actives dans la mondialisation — je pense aux diasporas juive, chinoise ou arménienne — gardent leur propre culture en parallèle de leurs contacts interculturels. Il est enfin tout à fait possible d'apprendre plusieurs langues, aussi la généralisation de l'anglais et la préservation des langues locales ne sont pas antinomiques.

Ainsi je vois l'individu du siècle prochain comme conjuguant deux cultures : sa culture natale, qu'il partage avec d'autres à travers le monde, et sa culture mondiale, qui lui permet d'accéder au savoir, aux actualités, à tout ce qui se fait de pointu dans un domaine qui l'intéresse et à se faire comprendre avec d'autres individus partout où il va. La culture « personnelle » deviendrait alors quelque chose de positif, quelque chose qu'il faudrait porter et faire valoir pour ce qu'elle est et pas par rapport à ce qu'elle n'est pas. Quelque chose que l'individu apporterait au monde et pas qu'il lui enlèverait. Dans tous les cas la mondialisation rend de moins en moins nécessaire la proximité physique entre les membres d'une communauté ; les cultures vont-elles toutes s'affranchir de leurs cadres géographiques traditionnels ?

À supposer que le vecteur de la culture mondiale reste l'anglais, ce ne serait pas grave car il se serait détaché de sa culture originelle. La richesse culturelle, venant souvent du croisement entre plusieurs cultures, pourrait bien connaître une explosion sans précédent, les rencontres entre genres artistiques, les réinterprétations de mythes, les courants de pensée se multipliant…

Pour établir un autre parallèle, il est établi aujourd'hui qu'un grand nombre des langues existant aujourd'hui sont des descendantes des langues des quelques peuples qui ont découvert l'agriculture. Les autres ont été en grande partie éliminées. Le même destin attendrait la diversité actuelle donc. Mais ce foisonnement actuel de langues et de cultures partageant les mêmes racines n'est-il pas la preuve que la culture humaine, en perpétuelle évolution et réinvention d'elle-même, reproduira d'elle-même ce foisonnement culturel à partir de n'importe quelle base ?

Et après, on fera une ronde tout autour de la Terre, en chantant du Ska-P !

*retour à la réalité*

Bien sûr cet article tenait pour beaucoup de l'utopie personnelle, avec une part non-négligeable de sociologie de comptoir, mais j'espère que je vous aurai interpellé et surtout n'hésitez pas à me partager vos réactions, j'aimerais beaucoup un débat sur cet article pour faire évoluer mes idées.